Chapitre 1

Kiaré

 

Dans l'aube naissante et fraîche, la jeune femme marchait souplement, sous les frondaisons. Elle déboucha dans une clairière, faisant s'envoler les guichas et les kouroukous par centaines. Une brume d'un bleu cendré fumait du sol, s'élevant doucement en spirales au-dessus des joncs vert âcre du marécage. Le soleil lui parut plus rouge encore ce matin. Plus large aussi. Il lui revint en tête ce que lui en avait dit un jour son grand-père : « Profite de la lumière de notre astre, car il est à l'agonie... »

S'agenouillant parmi les phragmites, elle lui adressa sa prière matinale.

Elle se releva, assura son carquois sur la hanche droite, et repartit, l'arc dans sa main gauche.

Elle allait légère, dans ce paysage familier et tranquille, qui était son territoire depuis son indépendance.

Les vêtements de cuir souples qui la moulaient simplement n'entravaient pas ses mouvements,  félins presque, et ses pieds serrés dans ses mocassins de bourki la portaient légèrement et rapidement sur le sentier du village.

Autour d'elle fusaient les chants des oiseaux au réveil. Elle identifiait immédiatement et sans cesse, en mode automatique, chaque perle des guichas, chaque note gutturale du kouroukou, chaque trait moqueur de zambo...Elle possédait en mémoire le catalogue complet de toutes les créatures de sa forêt, capable de reconnaître instantanément le plus discret de ses hôtes à son odeur, sa voix, ou aux réactions qu'il provoquait à son approche.

Elle retrouva la fraîcheur et la pénombre des sous-bois. Malgré son aisance et sa grâce naturelles, il ne fallait pas s'y tromper : tous ses sens étaient en alerte.

Un gwindy traversa le sentier devant elle, et s'arrêta un instant, ses yeux posés sur elle. Il fit entendre un petit cri à peine perceptible, auquel elle répondit sur le même mode, le rassurant instantanément, et il reprit sa route vers les frondaisons.

Après cette courte pause, elle allait reprendre sa marche, quand une alerte venue des arbres proches la figea, accroupie sur la terre battue du sentier, la flèche armée déjà, arc à demi bandé.

Ses narines palpitant, elle tourna imperceptiblement la tête en direction d'un bruit presque inaudible sur sa droite. Moins d'une demi-seconde après, elle était invisible, mue dans un silence parfait sous un buisson de choringa proche, la flèche tout aussi invisible derrière le feuillage, pointée en direction d'un point précis des frondaisons. Les oiseaux s'étaient tus. Soudain, les branches s'écartèrent, livrant passage à un être étrange. Elle le reconnut tout de suite, même si elle n'en avait jamais vu. Un Grouw ! Lui n'avait pas éventé sa présence. Ayant débouché dans le sentier, il s'arrêta un instant, reniflant l'air autour de lui avec méfiance. Quelle drôle de créature, pensa-t-elle. Elle eut le loisir de le détailler, puisqu'il ne semblait avoir rien de plus pressé à faire que de se soulager d'une envie naturelle. Elle ne le trouvait pas laid. À coup sûr, sa musculature puissante en ferait un ennemi dangereux, en cas de lutte. Mais il ne semblait pas méchant. Elle devina, sous une apparente lourdeur, une agilité vive, et s'attacha à l'observer plus précisément, sa curiosité piquée au vif. Il avait, les ailes en moins, une très grande ressemblance avec les Creew, dont elle était. Les traits de son visage avaient quelque chose d'attirant, trahissant une intelligence vive, ce qui la surprit : elle croyait qu'ils étaient tous d'une intelligence médiocre. Une tunique brune et ample, sans manches revêtait son torse large et velu. Elle trouva curieux ce pelage, les Creew étant tous imberbes. Ses jambes puissantes étaient nues, et ses pieds étaient chaussés de bottines d'un cuir souple maintenues en place par un laçage. À sa taille une ceinture, et une dague, pour seule arme. Quand il se retourna, elle eut le sentiment que leurs regards s'étaient croisés, mais non, il regarda de part et d'autre du chemin, semblant égaré. Soudain, avec une rapidité étonnante, il bondit vers elle, la bousculant dans les herbes rases. L'attaque avait été si foudroyante qu'elle ne put l'éviter. Elle pensa qu'elle s'était laissé distraire stupidement, tout en se débattant sous le poids de cet être à l'odeur forte.

L'empoignade ne dura pas. Elle se soumit, sans aucune ressource, immobilisée sous les bras puissants du Grouw.

Ses yeux gris pénétrèrent les siens sans vergogne, ce qui était une insulte chez les Creew, mais sans haine aussi : il cherchait juste à évaluer le danger que représentait la jeune femme pour lui. L'ayant compris, elle ne lui en tint pas rigueur, et baissa les paupières en signe de soumission. Il relâcha sa pression, tout en demeurant assis sur sa proie, continuant de lui immobiliser les bras de ses larges mains fermes.

Curieusement, elle sentit son esprit s'insinuer en elle doucement. C'était inquisiteur, certes, mais très doux : cet homme ne lui voulait aucun mal, elle le sut tout de suite. L'un et l'autre se considérant longuement en silence, surent qu'ils n'étaient en danger ni l'un ni l'autre. Mieux, tout indiquait que l'autre devenait ami . La lutte pour la survie avait développé en chacun d'entre eux cette capacité à déceler rapidement si l'autre était ami ou ennemi. Difficile d'expliquer comment cela fonctionnait. Les phéromones, assurément, concouraient à ce test, le visuel, l'analyse des attitudes, les tressaillements du moindre muscle du visage ou de la peau, bref, toute une batterie de signaux quasi invisibles, renseignaient à coup sûr chaque antagoniste sur la nature de l'autre.

Rassuré, le Grouw libéra la jeune femme et s'agenouilla devant elle, mains jointes, yeux baissés : il s'excusait de son agression. Mais dans ce monde sauvage, elle ne pouvait lui en vouloir de son attitude. Au contraire, elle lui fut reconnaissante de son geste, et le lui fit savoir, en répétant la même mimique, la main sur le cœur. Elle n'avait pas lâché son arc. La flèche avait dû voler lors de l'attaque.

L'homme, après un long moment de silence où il détaillait crûment l'elfe, lui adressa la parole, d'une voix grave et chantante, qui lui plut tout de suite. Il s'était adressé à elle dans la langue de son peuple à lui. Elle ne comprit pas ce qu'il voulait lui signifier. Il répéta plus lentement, l'air embarrassé. Cette fois, se concentrant intensément, son regard dans ses yeux gris, elle perçut le message. Il lui indiquait son nom : Ouarô. Elle répéta doucement le mot, le désignant du doigt, puis, se désignant elle-même, elle prononça distinctement de sa voix douce comme la plainte du vent : Kiaré. Il répéta, son visage illuminé soudain, le prénom, qui avait agi sur lui tel un charme. De fait, elle sentit combien il était sensible à la grâce qui rayonnait d'elle. Elle en fut touchée, et, à son tour, fut émue par l'homme agenouillé devant elle.

Pourtant, ce n'était pas un des siens. Pire ! Il était de la race des Autres ! Leurs ennemis héréditaires !

Elle sut instantanément que les ennuis allaient commencer.  Mais, pour l'instant, toute à la surprise de cette rencontre, elle demeurait interdite, et silencieuse. Ils finirent par se relever. Sur le sentier, il lui adressa la parole, semblant quémander quelque chose. Elle fronça les sourcils, sans comprendre. Il répéta sa question, plantant ses yeux dans les yeux noisette et gris verts de la jeune fille. Elle comprit qu'il lui demandait de l'aide. Elle progressait vite dans la compréhension de sa langue. Elle se souvint de son grand-père, encore lui, qui lui avait expliqué qu'à l'origine des temps, après le Grand Cataclysme, les humains rescapés avaient mis au point un langage commun, que la survie avait imposé. Depuis, malgré les millénaires, il restait en chacun d'eux, Creew ou Grouw, des traces anciennes enfouies de ce langage, que, grâce à une sorte de mémoire primitive, et à leurs facultés de communication télépathiques, il leur était possible de se réapproprier, les uns et les autres. Avec plus ou moins de succès. Selon les affinités et les capacités intuitives de chacun.

Kiaré découvrit à cette occasion, qu'elle était douée. Ou alors, il y avait une forte affinité entre elle et Ouaro? Cela lui parut évident.

Après quelques tâtonnements, elle parvint à comprendre que son nouveau compagnon s'était perdu il y a quelques jours dans la Grande Forêt. Il lui demandait de le remettre sur le chemin de son territoire.

Elle n'eut pas trop de peine à le lui indiquer, traçant même du bout d'une de ses flèches le chemin dans le sable du sentier.

Joignant les mains en signe de reconnaissance, la couvant de son regard limpide, il la remercia, s'excusa de nouveau de sa violente attaque de tout à l'heure, et s'apprêta à prendre congé. Mais quelque chose sembla le retenir. Il tendit timidement sa main gauche en signe d'amitié vers elle, semblant attendre quelque chose de sa part. Kiaré eut l'impression de ressentir un choc au creux de sa poitrine. En même temps la submergèrent le puissant désir de prolonger cet entretien, et la frustration à la pensée qu'elle ne reverrait plus jamais cet homme qui l'attirait, elle s'en rendait compte. Elle aurait aimé s'en faire un ami. Il répéta quelques mots, suivi du prénom de la jeune fille, de sa belle voix grave et roulante.

Les larmes montèrent à ses yeux. Elle posa sa main gauche au creux de la sienne. Il la serra un peu. Une onde venait de passer par leurs doigts effleurés. Ce fut soudain au cœur de Kiaré comme une chanson qu'elle entendit monter en elle. Une belle et douce chanson, une mélodie ancienne venue de la nuit des temps, entendue elle ne savait où, et elle sut que lui aussi, par ses doigts, entendait la même merveilleuse et aérienne aria accompagnée d'un instrument inconnu de ces époques lointaines, dont elle recevait parfois des flashes...

Le temps était aboli.

 

Chapitre 2

Prisonnier

 

Ce fut un gwonka qui les ramena brutalement sur terre, par sa fuite bruyante. Quelqu'un venait sur le sentier ! Déjà Ouarô avait disparu. Kiaré utilisa un instant ses fines ailes pour rejoindre l'abri des feuillages surplombant le sentier. Il était temps ! Elle vit apparaître un Creew du village, marchant sans douceur sur le sentier, le regard courroucé. Absorbé, il ne l'avait pas décelée, et eut un geste vers son arc au bruit léger qu'elle fit en atterrissant à quelques pas devant lui.

C'était Gnorf. Il la harcelait depuis quelques temps, amoureux visiblement de la jeune fille. Et son visage retrouva son sourire en l'apercevant.

« Ah ! Te voilà ! Je te cherchais justement. Gword aimerait te voir avant la cérémonie de ce soir. » Se disant, il se fit câlin, et tenta une caresse en direction de Kiaré. Une fois encore, elle eut un petit bond en arrière qui signifiait bien son intention de ne pas céder à ses instances. Il se rembrunit et se fit plus pressant. Gnorf n'était guère patient. Guère sensible, à vrai dire. Bien sûr, c'était un excellent guerrier, un chasseur redouté, mais enfin, rien ne la poussait vers lui, au contraire même, elle n'avait qu'une idée : le fuir ! Il lui faisait peur. Cette violence qui l'habitait la terrorisait. Ce matin, il avait l'air particulièrement pressant. Comment se débarrasser poliment de lui sans le vexer ?

Elle lui manifesta gentiment le désir de rentrer seule, mais il s'entêta et son attitude devint très vite odieuse, inacceptable de la part d'un Creew. Jamais il n'aurait agi ainsi en présence de congénères. La solitude, en cette occasion, lui faisait perdre la tête. Il devint clair qu'elle allait devoir lutter pour sa virginité, et l'angoisse lui fit pousser des cris stridents qu'elle ne put réprimer devant sa brutalité. Il s'était rué sur elle, lui tenant sans peine les poignets d'une main, de l'autre, il fouillait sous son vêtement, glissant sa main entre ses cuisses fermées, incapable de se dominer. Sa bouche cherchait ses lèvres et ses seins brusquement libérés, dans un assaut sauvage que la jeune elfe était incapable de contenir, bien qu'elle se débattît furieusement.

Ils finirent par rouler au sol, dans une étreinte affreuse où Gnorf, ivre de désir, n'était plus qu'un faune s'acharnant sur sa proie.

 

Mais il se produisit alors quelque chose de tout à fait surprenant.

Un cri rauque s'était fait entendre, et Gnorf avait été brutalement séparé de Kiaré, bousculé quelques mètres plus loin, en lisière du sentier. Kiaré en profita pour se mettre à l'abri, d'instinct, derrière le nouvel arrivant : Ouarô ! Elle ressentit dans le même instant la gravité de la situation. À la fois, le viol que venait de tenter sur elle Gnorf était odieux, et lui vaudrait à coup sûr l'exil, mais aussi, la présence de Ouarô allait déclencher entre les deux hommes une lutte à mort, c'était inévitable. D'ailleurs, les yeux injectés de sang et les injures que fit entendre le Creew ne laissaient aucun doute sur ses intentions. Et, la seconde qui suivit, il décochait une flèche en direction de Ouarô. Avec une rapidité étonnante, celui-ci roula sur le côté, évitant le pire, mais la pointe se ficha néanmoins dans son bras droit. Kiaré la douce considérait avec effroi la scène d'horreur se déroulant sous ses yeux. Ouarô arracha la flèche, la brisa dans son poing, et montra clairement au Creew la direction du village de son bras valide. Ainsi, il ne voulait pas le combat, mais indiquait à Gnorf, qu'il aurait intérêt à retourner d'où il venait, et à laisser Kiaré tranquille. Ceci décupla la colère du Creew, qui se douta d'une connivence entre ces deux-là. Une abomination ! Une Creew et un Grouw ! De plus, ce Grouw se permettait d'intervenir dans les affaires d’un Creew ! L'offense était telle, qu'il décida sur-le-champ de tuer le Grouw et Kiaré aussi, afin qu'elle ne puisse pas parler de sa tentative de viol.

Une seconde flèche vola aux oreilles d'Ouarô, qui n'attendit pas la troisième. Avec sa rapidité habituelle, il était sur le Creew, qui, malgré ses forces décuplées par la rage, ne put se débarrasser du solide guerrier. Néanmoins, il parvint à se faufiler comme une anguille et à glisser des pattes du Grouw, lui dérobant son poignard au passage, et il se rua furieusement sur lui avec un grand cri de fureur, la lame en avant. Kiaré, toute pâle, avait son pauvre visage ravagé par les larmes, et tremblait de tout son corps, craignant le pire pour Ouarô, comprenant par là-même à quel point elle tenait à lui désormais. Elle crut que sa dernière heure était venue. Mais son habileté au combat était surprenante. Dans un calme total, d'une poigne de fer, il saisit au dernier moment la main qui abattait l'arme sur son cœur, prolongea l'élan de son adversaire vers lui, s'esquivant au dernier moment, et le laissa tomber comme une masse à terre. Sa tête heurta une pierre du chemin, et le silence fit suite brutalement aux bruits de la lutte et aux cris de Gnorf. Celui-ci gisait au sol, immobile, du sang coulant de sa tempe. Kiaré se réfugia, encore commotionnée, dans les bras du Grouw qui considérait le Creew à terre avec une moue de mépris.

C'est alors que, des fourrés, surgirent cinq guerriers Creews, arc bandé, prêts à décocher leurs flèches, qui étaient pointées vers le Grouw.

Tout à la bagarre, personne n'avait perçu l'arrivée des jeunes guerriers. Visiblement, c'est le bruit de la lutte et les cris de leur camarade qui les avaient alertés. Il semblait, n'étant survenus qu'à la fin de la lutte, qu'ils n'avaient point connaissance de son mobile. Cela, Ouarô et Kiaré le comprirent instinctivement dans les secondes qui suivirent. En tout cas, avant qu'il n'ait pu faire un geste, Ouarô se trouva les poignets solidement liés au dos, et poussé sans ménagement sur le sentier en direction du village. Cependant, même s'il n'y comprenait rien, il vit bien que Kiaré avait pris sa défense, ne cessant de les implorer de le relâcher.

Rien n'y fit. Il fut entraîné et poussé sans ménagement jusque sur la place du village, où il fut rudement jeté à terre. De toutes parts accoururent femmes, enfants, vieillards, pour considérer ce prisonnier Grouw qu'on avait ramené, alors que la Trêve était respectée depuis des dizaines d'années.

La dépouille de Gnorf fut déposée à quelque distance, et les curieux se partagèrent entre ce brave qui venait de perdre la vie, et cet étranger qui devint vite l'objet de la haine des habitants rassemblés sur la place, quand ils eurent compris qu'il était responsable de la mort d'un des leurs. Les guerriers qui le gardaient ne faisaient guère d'effort pour le mettre à l'abri de la vindicte populaire.

 

La foule était rapidement devenue si menaçante qu'Ouarô crut sa dernière heure arrivée. Mais le silence se fit peu à peu. La foule reflua, laissant place à la venue d'un personnage important.

C'était un vieillard alerte, aux longs cheveux blancs soigneusement tressés, vêtu d'une longue robe de lin gris. Il en imposait, c'était évident. Après s'être rendu auprès de la dépouille de Gnorf, il approcha lentement du Grouw, le sondant de loin déjà de ses yeux d'une couleur indéfinissable, mais perçants, qui brillaient tels deux diamants au fond de leur orbite. Ouarô sentit la puissance de pénétration de cet homme peser sur son esprit et le fouiller. Dans le silence qui s'était fait, le vieillard, arrêté tout près du prisonnier, ses yeux ne le lâchant pas une seconde, il s'adressa à lui dans sa langue, ce qui fit que personne ne comprit l'échange. Sauf, encore qu'incomplètement, Kiaré, qui s'était approchée des deux hommes.

Elle savait que le sort de son sauveur dépendait de Gword, leur Vénérable.

Il commença par demander son identité au Grouw, après s'être lui-même présenté. Puis il lui demanda de faire le récit des événements. Se tournant vers la jeune fille, il dit :

« Il confirme ce que tu m'as dit, Kiaré. C'est ennuyeux, car, si, d'un côté, il t'a évité le déshonneur, il reste responsable de la mort d'un des nôtres, parmi les meilleurs. Et il est l'un des Autres...

Le Conseil des Anciens décidera.... »

Il eut quelques mots en direction des hommes en armes, et retourna vers le grand darna qui abritait sa demeure.

La foule, hostile, se retira dans le silence. Des guerriers s'approchèrent d'Ouarô, et lui intimèrent l'ordre de les suivre.

 

La ourbit de Gword avait été bâtie sous le grand darna, l'arbre sacré par excellence. Seule une excroissance de terrain herbu surmontée d'un poteau peint de couleurs vives en précisait l'importance aux yeux des habitants. Car, tel était l'habitat des Creews. Il s'agissait de demeures creusées sous la surface du sol, auxquelles on accédait par une allée dallée de pierres, en pente douce. De l'extérieur, la nature était préservée, et la végétation pouvait continuer d'y croître à sa         guise. Nul besoin de chauffage : la température du sol ne variant pas, il y faisait toujours une ambiance stable. Un ingénieux système de conduits assurait une ventilation permanente et discrète. Enfin, les jours de tempête, qui prenaient parfois des proportions importantes sur toute l'île, et survenaient à tout moment de l'année, les Creews trouvaient dans leurs habitations souterraines des abris appréciables et sûrs.

 

Pour ce qui est du Grouw, on l'amena sous une grande cage hémisphérique, faite de forts brins de joncs tressés, liés entre eux de place en place par de la liane. Au centre de cette vaste geôle on avait aménagé une petite ourbit rudimentaire, offrant un abri sommaire contre les intempéries.

Très vite, la jeune Creew vint le retrouver, posant sa main dans la sienne, à travers les barreaux. Il parut évident, aux regards sombres que les villageois passant alentour lui décochaient, que cette attitude de la jeune fille était mal vue. Elle n'en eut cure, et demeura longtemps ainsi, près du prisonnier, qu'elle savait en grand péril, par sa faute.

 

Chapitre 3

La fuite

 

Toute la journée, les villageois s'affairèrent dans de grands préparatifs sur la place centrale. Des gradins de bois furent élevés en demi-cercle tout autour d'un espace central où l'on dressa une estrade. Elle était surmontée d'un dais rouge soutenu aux quatre coins par de hauts piquets jaunes, à la cime desquels flottaient des oriflammes aux couleurs vives. À la tombée du jour, qui fut grandiose, le soleil d'une largeur démesurée, aplati comme une grosse galette, fondit dans une apothéose de rouges violacés, qui se diluèrent rapidement dans les verts, les jaunes, puis les gris du crépuscule.

Alors, par petits groupes, les Creews sortirent de leurs ourbits, gagnant l'amphithéâtre, et en remplirent peu à peu les gradins. La rumeur des conversations aurait pu être rassurante, en toute autre circonstance. Mais Ouarô, qui assistait, impuissant, à tous ces préparatifs, ne partageait pas l'humeur festive des habitants du village.

La nuit était tout à fait tombée. Kiaré semblait s'être volatilisée, et c'est en vain que le jeune guerrier Grouw la cherchait des yeux dans l'ombre parmi la foule mouvante.

Bientôt, un groupe d'Anciens, tous drapés dans la même longue robe de lin gris, s'avança pour prendre place sur l'estrade. La rumeur de la foule s'apaisa un peu.

Partout les torches flambaient, éclairant la scène d'une mouvante lueur cuivrée.

 

Pour finir, apparut Gword le Vénérable.

Majestueux dans sa démarche, il prit place au centre de l'estrade, entouré du groupe des Anciens. Le silence se fit instantanément.

 

Gword se leva lentement, s'appuyant sur un long bâton de bois noir noueux surmonté d'une figurine étrange, et prit la parole.

Ouarô, toujours dans sa cage, assistait de loin au spectacle. Kiaré n'avait toujours pas réapparu.

Il crut comprendre que le chef des Creew annonçait l'ouverture d'une cérémonie. En soi, cela ne le surprenait pas. Son peuple aussi tenait de loin en loin de tels rassemblements rituels. Mais il ignorait de quoi il s'agissait, en l'occurrence.

Le discours de Gword fut bref.

Il se rassit dans le murmure respectueux de la foule. Au ciel, les étoiles scintillaient.

La fraîcheur tomba. Un oiseau de nuit passa, dans un vol lourd et silencieux.

 

Alors, se fit entendre une note aiguë dont le souffle quasi inhumain semblait ne plus vouloir tarir. Elle s'enroula très haut dans le ciel, comme un nuage ténu. Se fit entendre bientôt un roulement sourd de tambours évoquant l'orage, ou quelque chose de plus terrible encore, mais indéfinissable. Les frissons couraient sur la peau malgré soi. Ouarô ne put réprimer un tremblement. Ces sons étranges faisaient naître un trouble profond, et des images anciennes, venues on ne sait d'où, au travers des générations d'humanité, fusaient comme des éclairs au travers des esprits fascinés.

 

Cette cérémonie transportait les âmes à des milliers d'années-lumière de là, et tous, petits ou grands, en étaient profondément émus. Cette communion était à la fois éprouvante et apaisante, parce qu'elle renouait avec les peurs ancestrales, et reliait les âmes des Creews comme autant de maillons d'une chaîne intemporelle. Ouarô avait perdu la notion du temps. Il lui sembla que c'était un des effets recherchés de ce rituel. La musique avait provoqué une sorte de transe collective salutaire, réénergisant chacun. Puis Gword reprit la parole. Malgré toute sa concentration, le Grouw ne parvint pas à comprendre un traître mot de cette courte allocution. Mais il comprit qu'il était question de lui. Le silence avait suivi les paroles du Vénérable. Il semblait que les Vieillards parlementaient entre eux. Au bout d'un moment, Gword reprit la parole, appelant Kiaré près de lui. Il vit la jeune Creew se détacher de la foule, ombre légère qui toucha son cœur, et gravir les degrés de l'estrade, à la lueur des torches fumeuses qui dispensaient comme l'éclairage d'un grand incendie.

 

Debout en vis à vis du Vénérable, elle prit la parole à la suite de l'Ancien. Sa voix tremblait d'émotion contenue. Ouarô comprit qu'on lui avait demandé de faire le récit de ce qui s'était passé dans la forêt le matin.

Le jeune homme ne quittait pas des yeux la silhouette de son amie, buvant ses paroles comme on boit à la fontaine, mais il ne parvenait à comprendre que des bribes de son récit. Il sentait la foule tendue à l'écoute de sa narration. Enfin, elle baissa la voix, s'inclina devant Gword, puis devant le Conseil des Anciens, et, pour finir, devant la foule silencieuse.

Après l'avoir congédiée d'un geste de la main, Gword reprit la parole, semblant expliquer quelque chose à son tour.

 

Ouarô perçut alors la présence de Kiaré à son côté, à travers l'osier des barreaux de la cage.

Elle lui prit la main, et il sentit le froid d'une lame d'acier contre sa peau. Il sursauta, reculant son bras d'instinct. Mais Kiaré le rassura, et lui fit comprendre qu'il lui fallait couper les liens qui retenaient les barreaux entre eux. Il hésita sur le sens à donner à ce que semblait lui dire son amie. Son regard planté dans le sien, malgré l'obscurité relative qui les entourait, elle sut lui faire comprendre mieux que par les mots ce qu'il avait à faire. Il ne lui fallut pas longtemps pour faire sauter quelques liens, déplacer l'ossature, se faufiler au travers, et se retrouver libre, dans la nuit. Par gestes, Kiaré lui ordonna de le suivre en silence. Sur l'estrade, un Ancien avait pris la parole. Son discours fut ponctué des vivats de la foule soudain déchaînée, qui se mit à hurler, puis à entonner un chant martial. Tous étaient debout sur les gradins.

Dans l'ombre, Kiaré expliqua comme elle put à Ouarô que c'était son arrêt de mort qui venait d'être prononcé.

Mais ils avaient déjà quitté le village, fuyant sur le sentier de la forêt.

Tous deux avaient pris le pas de course. Au bout d'un moment, Ouarô dut ralentir le rythme et s'arrêter. Il n'en pouvait plus, la blessure de la flèche lui ayant donné probablement un peu de fièvre. Une clameur de mauvais augure leur parvint au loin. On avait dû découvrir la fuite du Grouw. Sûrement la poursuite allait commencer. Or, les elfes sont rapides et résistants à la course, capables, le cas échéant, d'utiliser leurs ailes pour améliorer leurs performances.

Kiaré, alors, enserra le torse velu d'Ouarô et l'emporta dans les airs. Le poids du jeune homme l'alourdissant considérablement, elle ne put poursuivre longtemps ce vol et dut se reposer au sol. La nuit était obscure. La poursuite ne serait vraiment efficace qu'au point du jour. Mais il fallait compter sur l'odorat et l'ouïe que les elfes avaient très développés. Cela, Kiaré le savait. Elle pressentait que les chances d'échapper à leurs poursuivants étaient minces. Mais, du moins, fallait-il tenter. Pour cela, ils devaient à tout prix profiter à fond du peu d'avance qu'ils avaient sur leurs poursuivants.

Tout en courant, son cœur noyé d'une infinie tristesse, elle ne cessait de penser à la gravité du crime qu'elle venait de commettre, en libérant le Grouw, mais aussi, en fuyant avec lui. Cela signifiait pour elle le bannissement définitif, à tout le moins. La mort, au pire. Surprise elle-même de sa réaction somme toute impulsive, elle se demandait ce qui avait pu lui passer par la tête pour agir aussi sottement. Le rang qu'elle occupait dans la société des Creews était des plus élevés, et chacun savait qu'elle était destinée à la Grande Prêtrise. Il semblait assuré qu'elle était destinée à remplacer un jour Gword à la tête du Conseil. Alors ?...Pourquoi cette folie ?...Les larmes ruisselaient sur son beau visage, mais nul ne pouvait les voir. Elle refusa tout un moment d'accepter la réponse, pourtant évidente, jusqu'à ce que, soudain, elle prenne la décision de voir les choses en face : elle aimait ce Grouw, d'une affection très particulière, mais réelle et sincère. Et elle venait d'écouter son cœur, et non sa raison. Puisqu'aucun être raisonnable ne se serait embourbé aussi stupidement dans cette aventure. Surtout sachant qu’il était promis à une telle carrière !

Elle savait par ailleurs que toute union était impossible entre deux êtres de leurs deux races, si différentes. Mais pourtant il existait un lien tellement puissant entre elle et Ouarô, qu'elle avait su dès le premier instant que c'était lui l'Elu de son cœur. Elle n'ignorait pas, non plus, qu'en pareil cas, la seule issue était la mort. Ils seraient condamnés par leurs deux peuples, dont les Lois, sur ce point au moins, étaient les mêmes. Ce qu'elle ignorait, par contre, c'est ce qui arriverait s'ils parvenaient à échapper à leur sort. Que lui avait dit grand-père à ce sujet ?... Elle ne parvenait pas à s'en souvenir nettement. Oui, quelques rares cas s'étaient trouvés, au cours d'un passé ancien, mais c'était un sujet si tabou qu'en savoir davantage paraissait presque un sacrilège.

 

Toute à ses brûlures intérieures, elle continuait de guider leur course dans la nuit, qui s'était ralentie. Ils traversaient maintenant les marécages du nord. Le brouillard était épais. Elle tenait serrée la main de son amour, autant pour ne pas le perdre que pour renforcer son courage et son énergie.

Il s'arrêta, épuisé, à bout de souffle. Elle sortit de sa ceinture une petite gourde contenant un peu d'élixir de varté mélangé à l'eau de Karyma. L'effet était extrêmement tonique. Mais il ne fallait pas en abuser, sous peine de syncope profonde. Elle en versa quelques gouttes sur la blessure d'Ouarô, un peu sur ses lèvres, en humecta les siennes, rangea la fiole. Dans les minutes qui suivirent, ils se sentirent prêts à de nouveaux efforts.

Kiaré les emmenait dans leur course folle vers les falaises de Tioro. C'était le dernier endroit où l'on irait les chercher. Encore fallait-il les atteindre. Mais aussi, elle ignorait totalement tout des dangers qui les y attendaient, les Creew, très superstitieux, se gardant bien depuis des générations d'approcher de ces régions à la réputation sulfureuse.

Il est certain que s'ils y parvenaient, personne n'irait les chercher là. Mais qu'est-ce qui les attendait là-bas ?...

Kiaré préférait ne pas y penser. Il lui sembla déceler, à un moment, un vol d'elfes au loin. Ils se tapirent dans les hautes herbes du marais, tendant l'oreille, et le cœur battant. En effet, ils perçurent le lointain bourdonnement des ailes d'un groupe de guerriers à leur recherche. Les étoiles pâlirent à l'ouest : l'aube n'allait pas tarder à poindre. Elle se souvint que grand-père lui avait expliqué qu'autrefois, dans les temps anciens, le jour pointait à l'est, et non à l'ouest. C'était suite à un cataclysme que le mouvement de la Terre s'était inversé de façon totalement imprévisible et incompréhensible, provoquant catastrophe sur catastrophe. C'était d'ailleurs, pensait-on, le même phénomène qui avait éjecté un gros satellite de la Terre, qui devait l'éclairer la nuit, hors du système solaire, la privant du coup de son luminaire nocturne. Cela lui paraissait tellement inconcevable, ces choses-là, qu'elle n'y croyait qu'à moitié. Le danger passé, les deux fugitifs reprirent leur course folle dans les ténèbres.

Ils sortirent bientôt du marais. Le sol s'était élevé rudement, et ils s'engagèrent alors sur un terrain dur et sec, rocheux, dépourvu de végétation, à l'exception de quelques mousses et lichens, et de quelques arbustes rares et racornis, des bouzis, qui ne présentaient guère d'intérêt. Un vent glacé balayait ce désert. Les Creews ne s'aventuraient jamais dans ces contrées inhospitalières. Non seulement il n'y avait rien d'intéressant, mais en plus, c'était dangereux, des tempêtes survenant à tout moment risquaient de vous emporter, étant donné la violence des vents, sans espoir de vous en sortir.

 

Le Grouw n'avait pas connaissance de tout cela, son territoire étant beaucoup plus au sud, il ignorait tout de la géographie du territoire des Creews, surtout de leurs contrées septentrionales.

Quand le jour se leva, ils étaient parvenus au sommet d'une colline boisée, par exception, de gourkis épineux, qui les abritèrent un peu, le temps qu'ils reprennent des forces. Ils aperçurent au loin, au-dessus des marais qu'ils venaient de franchir des essaims de Creews tournoyant. On avait dû retrouver leurs traces, et on ne tarderait pas à comprendre leur destination. Mais aucun, espérait Kiaré, ne se hasarderait à les poursuivre dans ces landes désertes. Il valait mieux, cependant, se terrer ici et attendre la nuit pour reprendre la progression vers les falaises de Tioro, en espérant qu'on ne les découvrirait pas dans la journée.

Le peu de provisions que la jeune femme avait rassemblées à la hâte, ne leur donnait pas deux jours de vivres. Il faudrait chasser ou trouver des racines, des feuilles ou des fruits. Mais ici, sur ce triste territoire, aucune proie en vue, et la végétation était si âpre qu'ils auraient de la peine à y trouver de quoi grignoter. Epuisés, les deux jeunes gens se blottirent l'un contre l'autre, afin de générer quelque chaleur propre à leur permettre de résister au froid glacial de la bise qui les transperçait. Ils plongèrent de suite dans un sommeil agité, peuplé de cauchemars qui les laissaient éveillés, exsangues, aux frontières du somme et de la veille.

Chapitre 4

Le Grouw entre la vie et la mort

 

Kiaré s'éveilla en sursaut, tirant immédiatement de son sommeil Ouarô blotti contre elle, qui lui demanda ce qui se passait. Déjà debout, sa dague à la main, tous ses sens tendus, il cherchait à deviner d'où venait le danger. Mais, lui touchant le bras avec douceur, la jeune fille lui expliqua, dans sa langue, fort maladroitement, mais de manière suffisamment explicite, ce qui l'avait réveillée.

« Je viens de faire un rêve. Gword me demandait de rentrer au village, sur lequel planait une grave menace, afin de prendre la tête du Conseil des Sages. Sa prière était si insistante et le ton de sa voix si bouleversant ! Puis son image s'évanouit, laissant place à des scènes de guerre affreuses entre nos deux peuples. L'île entière était la proie de la fureur des armes et brûlait. Puis des images incompréhensibles suivirent, d'une poignée de Creews et de Grouws, unis pour survivre. Un exode sur des vaisseaux affrontant de terribles tempêtes...Une île, aux rivages verdoyants, accueille les survivants de cette guerre terrible...Gword, à nouveau, m'indique, dans un geste pathétique, que je suis pardonnée...et que nul n'échappe à sa destinée...Que la mienne est de sauver ce qui reste de nos peuples...Puis une lumière fulgurante me vrille l'esprit... »

Ouarô avait écouté, passionné, buvant les mots sur les lèvres de sa compagne. À la fin, il dit :

« Ce n'était qu'un rêve, Kiaré... »

Mais sa voix trahissait son doute. Chez les Grouw aussi, on accordait aux rêves un statut spécial, les considérant comme sacrés, les sachant souvent prophétiques.

Tournant lentement son pâle visage vers lui, elle plongea son regard infiniment triste dans le sien et ajouta :

« Ce n'était pas un simple rêve, Ouarô. Gword est vraiment entré en contact avec mon esprit afin de me montrer le chemin. Je crois, hélas ! que le sort est en route, et que rien ne peut plus empêcher ce qui doit arriver. Prions, homme de moi aimé ! »

S'agenouillant vers le soleil rouge qui avait commencé sa descente vers le soir, ils s'absorbèrent dans une fervente prière.

 

Un peu plus tard, Kiaré demanda sa dague à Ouarô. Un guerrier Grouw ne s'en sépare pas si facilement, c'est un outil précieux et sa seule arme, et elle revêt donc une importance considérable à ses yeux. Mais le jeune homme, l'esprit enfiévré, devenait de moins en moins capable de réagir, sombrant dans un état de somnolence agité, ponctué de réveils brutaux et douloureux. Kiaré, doucement, lui fit comprendre qu'elle en avait besoin pour trouver de l'eau et de la nourriture, et sa résistance amoindrie par son état fébrile, il céda facilement à sa demande. Elle s'envola discrètement. Lui retomba dans sa torpeur. Quand il se réveilla, la nuit était tombée, et les étoiles embuaient la voûte céleste comme d'une pâle lueur laiteuse. Le silence paraissait insolite, tant ils étaient habitués aux remuements nocturnes de la forêt. Ici, nul chant de griwis de nuit ou de kalpôs. Aucune course feutrée, aucun froissement furtif de feuilles. Seule la plainte lancinante du vent sur la lande et dans les rameaux des gourkis.

Cependant, quelque chose avait changé, nota Ouarô : sa fièvre était tombée. Par contre, il se sentait si faible que rien que d'ouvrir les yeux lui donnait la nausée. Il ressentait toujours la brûlure de sa blessure, mais moins, semblait-il. Dans un demi-brouillard, il crut apercevoir le visage de son amie Kiaré tout rayonnant d'une faible lumière douce dans la nuit. Son beau sourire illuminait son visage angélique, et ce spectacle le bouleversa au point que des larmes perlèrent au coin de ses yeux. La main fraîche de sa compagne passa sur son front, lui apportant un immense bien-être. Il lui sembla sentir ses lèvres effleurer alors ses joues, mais il crut avoir rêvé, sombrant à nouveau dans le sommeil.

Quand il émergea pour de bon de son anéantissement, Ouarô avait perdu le souvenir de son passé récent. Il se demandait bien ce qu'il faisait allongé sur cette couche de branchages. Il voulut se relever, mais il s'y prit trop violemment, et une douleur aiguë lui vrilla le crâne et le bras. Il retomba épuisé, ne comprenant rien à ce qu'il lui arrivait. Il se tâta méthodiquement, cherchant son poignard, mais de poignard il n'avait point, et il constata qu'à son bras droit était fixé une sorte de grossier emplâtre, sous lequel sourdait une petite douleur persistante.

S'apaisant, il chercha à se remémorer ce qui avait bien pu se passer. Il parvint à reconstituer, après quelques efforts intenses, le fil des événements depuis la rencontre avec la Creew, jusqu'à leur fuite du village, mais après, rien ! Le silence l'entourait. Un silence épais, meublé de temps en temps du sifflement du vent, bruit insolite et nouveau pour lui.

Il se dit que Kiaré ne devait pas être loin. Ou alors, elle l'avait abandonné ? Il chassa cette pensée, trop triste, et se résolut à attendre. De toute façon, il était si faible qu'il était bien incapable de se lever.

Soudain, il entendit un léger froissement, comme de tissu soyeux. Et la belle Kiaré apparut, un peu auréolée de cette étrange lueur qu'il lui parut lui avoir déjà vue.

« Tu es éveillé, mon cœur ? Comment te sens-tu ? »

Ouarô fut sidéré de voir comme elle avait progressé dans la connaissance de sa langue. Certes, elle semblait avoir comme un petit caillou sur la langue dans la prononciation de certains sons, mais, à la vérité, c'était délicieux.

Il eut l'impression que du miel lui coulait dans la poitrine.

Il voulut se relever sur le côté, mais la douleur le cloua au sol, dans une affreuse grimace qu'il ne put réprimer.

« Chut ! reprit l'elfe doucement. Ne parle pas, ne bouge pas. Écoute-moi. Voilà trois jours et trois nuits que ton esprit vogue aux confins des territoires de la Vie et de la Mort. Car nos flèches sont enduites de Korpwald. C'est une substance toxique puissante. Tu as de la chance d'être revenu à la vie. Les Dieux te protègent. Tu as une constitution solide, et une âme forte. Tout autre que toi aurait péri. Je t'ai juste un peu aidé. J'ai eu de la chance de trouver une source près d'ici, et des baies de guermaüd. J'ai pu panser ta plaie, et te préparer des infusions fébrifuges. Je crois que tu es sorti d'affaire. Demain, cela ira mieux, j'en suis sûre.

Maintenant, il faut manger. J'ai réussi à abattre un volapik. Oh ! Ce n'est pas fameux, mais manger de la chair est maintenant indispensable, pour reconstituer tes forces en allées. »

Ce disant, elle caressait son front avec amour.

 

Le soulevant un peu, elle approcha de sa bouche des petites bouchées d'une viande noirâtre peu appétissante, et il recracha la première, sans pouvoir maîtriser son dégoût. Patiemment, elle le convainquit comme un enfant de faire un effort, indispensable à sa survie. Et, peu à peu, il parvint à ingurgiter laborieusement la pitance qu'elle lui avait préparée. De temps en temps, elle sortait chercher de la tisane dans un récipient de fortune qu'elle avait confectionné avec des feuilles larges.

Mais enfin, au bout d'un moment, il se sentit mieux. Il put rester assis. Tout près du sien, le joli visage de sa bien-aimée rayonnait, et c'était étrange, car il n'avait jamais vu cela, mais il sentait émaner d'elle une force douce, une tendresse incroyable, qui le submergeaient, inondant son corps et son cœur d'un bonheur qu'il n'avait jamais connu auparavant. Il prenait un plaisir intense à garder son regard plongé dans celui de Kiaré. Et cela aurait pu ne pas avoir de fin, si elle n'y avait mis un terme avec douceur, posant un doigt de satin sur ses lèvres pour lui intimer l'ordre de dormir.

Elle-même s'allongea à côté de lui, et leurs mains se nouèrent spontanément, laissant aller et venir en eux le flux de leur énergie conjointe, dans une harmonie parfaite.

Il s'endormit immédiatement, comme un enfant, dans un grand bien-être.