Quand je vous disais qu'il est prolixe, mon maître ! Mais où va-t-il chercher tout cela ?..

Bon, en tout cas, ne le prenez pas trop au sérieux, et ne croyez rien de ce qu'il vous raconte : ce ne sont rien que des blagues, juste inventées pour vous faire sourire...

12 février 2013

24ème ânerie...

Tic Tac d’avant et Tic Tac d’après

 

Quand je suis revenu ce soir auprès de mon âne, je l’ai trouvé absorbé dans ses pensées.

« Salut, camarade ! A quoi songes-tu, ce soir ?

« Salut, mon maître. Je songe à la mule du pape.

« Tiens ! Je l’aurais parié ! Mais ne t’y méprends pas. Si la mule portait le pape, le pape, de son côté, portait des mules.

« Ah bon ? Il était donc costaud ?

« Non, ballot ! Il portait de ces chaussons sans talon, qu’on appelle des mules.

« Oh la la ! Tu commences fort. Ma parole, mais depuis deux jours, je te trouve dans une forme extraordinaire. Que t’arrive-t-il donc ? Tu te dopes, ce n’est pas possible !

« Merci bien ! C’est agréable. Comme si je n’étais pas capable d’esprit sans produits stimulants ! Tu pousses un peu, je trouve.

« Allez, pleure pas, je plaisante. Qu’as-tu fait aujourd’hui, mon maître ?

« Peu de choses, en fait. Ah si ! J’ai commencé à peindre mes ouvertures. J’ai passé l’apprêt.

« L’après-quoi ?

« Comment ça, l’apprêt-quoi ? L’apprêt, quoi !

« L’après ? Mais l’après-quoi ? Je ne comprends pas.

« Tu ne sais pas ce que c’est l’apprêt, mon bonhomme ?

« Eh bien, non. Et puis, ne me regarde pas comme ça, avec cet air sidéré. J’ai bien le droit d’ignorer des choses, non ? T’es une encyclopédie, peut-être, toi ? Tu connais tout, c’est ça ? Ah la la ! Quelle fatigue ! Tu me fais le coup à chaque fois, comme si j’étais censé tout connaître. Pourtant, j’en sais largement autant que toi. Peut-être plus, même.

« Là, ça m’étonnerait, mon gars. Parce que si, effectivement, je ne connais pas tout, crois-moi, j’en connais un rayon.

« Un rayon de quoi ? Tu m’agaces avec tes expressions au sens figuré et tes ellipses et tes paraboles.

« Non, je n’ai pas de parabole. Juste un râteau, mais pour ce que je regarde la télé, tu sais…

« Es-tu sot ! Je ne te parlais pas des antennes paraboliques. Une parabole, c’est une image. Le Christ, tu devrais savoir ça, Monsieur je-sais-tout, s’exprimait toujours en paraboles. Remarque bien que, si tu n’as plus besoin du râteau sur ton toit, tu peux le descendre, ça pourra toujours servir à ramasser mes crottes.

« Bonne idée, mon gros. Bon, que voulais-tu savoir, tout à l’heure ?

« Tu parlais d’après.

« Oui. Eh bien, mon garçon, l’apprêt, c’est très simple, c’est une couche de peinture qu’on passe avant la peinture. Comprends-tu ?

« Je ne comprends pas bien, non. Voyons, ne me dis pas que tu passes l’après avant ?

« Si. C’est exactement ça. Je passe cet apprêt le jour d’avant.

« Le jour d’avant ? Alors le jour d’avant, c’était hier ? Tu passes la couche d’après avant hier ? T’es tordu, mon maître. Je comprends de moins en moins. Pourquoi as-tu passé avant-hier la couche d’après ? Parce que, normalement, il n’y a pas d’après, après les couches ?

« Après les couches, c’est la naissance, Tic Tac.

« La naissance de quoi ?

« Des bébés, voyons. Les couches, c’est lorsqu’une femme met au monde son enfant.

« Quel rapport avec la peinture ?

« Aucun, mais c’est toi qui m’a dit qu’après les couches il n’y a rien, c’est faux, il y a la vie.

« Attends ! Peux-tu m’expliquer clairement pourquoi tu passes la couche d’après avant ?

« Parce que c’est comme ça. Cette couche d’apprêt se passe avant les véritables couches de peinture. Tu t’en tiens une couche, pour le coup !

« Une couche de quoi, mon maître ?

« Ce n’est rien. C’était pour rire. L’apprêt est un produit que l’on étale au pinceau pour nourrir le bois, avant de le peindre.

« Ah ! Je comprends. Tu passes de l’apprêt auparavant.

« Aux paravents ? Mais non ! Pas du tout ! Pourquoi diable veux-tu que je passe de l’apprêt sur les paravents. Non. J’en mets aux contrevents, en effet, mais pas aux paravents.

« Qui te parle de paravents, mon maître ? Je t’ai dit : auparavant, c'est-à-dire, avant.

« Quel casse-tête ! Nous n’en sortirons jamais.

« Mais si. C’est très simple, en fait. Sur les contrevents, tu mets de l’apprêt auparavant, après tu peins tes contrevents.

« Ouf ! On parle d’autre chose ?

« Oui. J’ai justement une question à te poser. Au point où j’en suis, je peux bien passer pour un âne, comme vous dites. Tu m’as dit hier un mot que je ne connaissais pas. Remarque, avec le contexte, je crois avoir compris, mais j’aimerais que tu me le confirmes : c’est quoi, un pape gay, quand ce n’est pas un pape rigolo ?

« C’est un pape homo. Oh ! Pardon ! C’est impossible. Je veux dire que gay signifie homosexuel. Tu comprends ça, Tic Tac ?

« C’est bien ce que je pensais. Mais alors, pourquoi dis-tu que c’est impossible, un pape gay ? A priori, rien ne s’y oppose.

Là, j’ai calé. Au fond, oui, pourquoi pas ?

« A priori, seulement. Certes, l’église s’oppose au mariage entre personnes du même sexe. Mais il pourrait se faire qu’un prêtre, qu’un cardinal, voire un pape fût homosexuel. Mais ce sont des gens vertueux, tu sais.

« Parce que ce n’est pas vertueux d’être ainsi ?

« L’église considère, je crois, que c’est contre nature. En tout cas, c’est ce que dit la Bible.

« Somme toute, les gens de robe s’opposent au mariage gay ?

« Oui, mais c’est amusant, ce que tu dis là, puisque, parfois, les gays s’amusent à porter des robes, comme les femmes.

Tic Tac réfléchit alors intensément. Je me demandais bien ce qu’il allait encore sortir.

« Mais si tout le monde était gay, il n’y aurait plus de progéniture ?

« En théorie, c’est exact. Si les couples sont stériles, ils ne peuvent pas procréer. Et l’espèce s’éteint. En théorie, toujours.

« Oui, je sais. Vos savants peuvent y remédier.

« Ce qui pose problème : doit-on pouvoir obtenir de façon artificielle des enfants ? Des bébés éprouvette, en somme ?

« Dieu ! Quel imbroglio ! L’évolution de votre société me donne le vertige. J’ai le sentiment que bientôt, le normal deviendra l’exception.

« Ce n’est pas prouvé. Il y aura toujours des gens attirés par le sexe opposé. Ainsi il y aura toujours, quoi qu’il en soit, conservation de l’espèce.

« Oui, mais je crains que pour conserver les espèces, il en faille beaucoup, des espèces.

Bon. Il a de l’humour, ce baudet, pensai-je.

« Oui, ça coûte cher, toutes ces manipulations, en effet. Mais laissons faire, nous verrons bien.

Un long silence s’était établi. Chacun était plongé dans ses pensées.

« Je reviens au pape. Tu m’as dit qu’aux infos, les journalistes l’ont qualifié, vu le caractère exceptionnel de sa décision démissionnaire (j’ai bien dit : « démissionnaire », et pas du missionnaire, position que l’église adopte traditionnellement, évidemment ), vu cette position rarissime, les journalistes l’ont qualifié de pape hystérique ?

« Historique, Tic Tac. Montre tes oreilles, elles semblent obstruées.

« Ah bon ! Tu me rassures. Je comprends mieux. Mais, forcément, pour lui trouver un remplaçant, il va y avoir pas mal de conciles à bulles, puisque toutes ces conversations de couloir qui précèdent les votes se font à voix basse ?

Il me regardait d’un drôle d’air. Moi, je ne comprenais pas. Je sentais qu’il y avait quelque chose, dans son air pince-sans-rire, mais quoi ?

Et soudain, il partit d’un bel éclat de rire.

« Des conciliabules ! Pas mal, non, tu ne trouves pas ?...

Et il s’esclaffa de plus bulle. Pardon, de plus belle.

Moi, je me suis senti dépité. Fatigué. Décidément, il s’est vite rattrapé, lui qui paraissait si anémique ces jours derniers, pensai-je en mon for intérieur.

Je pris la fourche et décidai de repousser les crottes qui encombraient le passage.

Il me regardait faire, très intéressé.

Soudain :

« Faire de l’esprit, c’est bien avoir de l’humour ?

« Oui, Tic Tac. On dit aussi que l’humour, c’est le sel de la vie.

« Alors tu n’es pas au régime, mon maître.

« Non, dis-je distraitement, absorbé par les crottes. Je ferais peut-être bien, d’ailleurs.

« Non. Je parlais du régime sans sel.

« Oh ! Ce n’est pas excellent, les aliments sans sel, tu sais. Mais c’est vrai que je n’en abuse pas, ce n’est pas sain.

« Tu m’étonnes : avec tes calembours, j’aurais cru que tu mêlais beaucoup de sel à tes conversations. C’est pourquoi je t’ai dit que tu n’étais pas au régime, puisque tu ne manques pas de sel.

« Ah oui ! Je comprends ! Mais toi non plus tu ne manques pas de selle : je t’en ai acheté une justement, l’an dernier, pour que les enfants puissent monter sur ton dos.

« C’est vrai. Nous ne l’utilisons plus guère.

Silence. Je continuais de charger les crottes dans la brouette.

« Tu as un vélo aussi ?

« Oui, pourquoi ?

« Parce que si tu étais au régime sans selle, ce serait douloureux pour toi.

Là, il a explosé de rire. J’avoue que j’ai souri. Louve, effrayée, s’était fourrée dans mes pattes.

« Mais sais-tu que c’est sain, l’esprit ?

« Ah bon ? Vraiment ?

« Oui. On parle même du Saint-Esprit.

« Oui, je sais. Même de l’esprit de sel, mais là, c’est autre chose. C’est au vitriol.

« Non, Tic Tac. Certes, les deux sont fort corrosifs, mais ne les confonds pas, ce sont deux produits différents. Il est vrai, toutefois, que l’on dit parfois de certain humour corrosif qu’il est au vitriol. Somme toute, il pique fort, il est méchant, quoi. C’est plutôt de l’ironie, dans ce cas-là.

« Quel pédagogue tu fais, mon maître ! Vraiment, je t’admire. Au fait, n’es-tu pas allé voir un médecin, pour ton dos ? T’a-t-il soulagé ?

« Oui, mon âne. Je suis allé voir l’ostéo. Ça va mieux, merci.

« L’ostéo ? C’est la première fois que j’entends ce mot.

« Ostéopathe, pour être complet. C’était jeudi dernier.

« Oui. Tu avais d’ailleurs rendez-vous le même jour avec un autre spécialiste, qui te soulage bien, je crois.

« En effet, Tic Tac. Quelle mémoire !

« Oui, après l’ostéopathe, c’était le psychopathe.

« Le psychopathe ! Mais pas du tout, voyons, mon bonhomme ! Ne dis pas une chose pareille ! N’utilise pas des mots dont tu ne connais pas bien le sens. Tu te rendras ridicule. Le psychologue, ou le psychanalyste, ou le psychiatre, sont des gens qui t’aident à surmonter des problèmes passagers de type dépression, alors que le psychopathe est un tueur en série, voyons, Tic Tac. Ne mélange pas tout. Heureusement que je ne me rends pas chez le psychopathe pour faire une analyse ! Grands dieux ! Que penserait le psy, qui est une bonne pâte, s’il t’entendait ?

« Bon, ça va, j’ai compris. On change de sujet ? Si tu me faisais un brin de toilette ? Voici bientôt deux mois que ma fourrure n’a pas connu l’étrille. As-tu vu en quel état j‘erre ?

Il eut un clin d’œil complice.

« Dis donc, Roudoudou, n’exagère pas. Deux mois ! Tu es malade. Certes, avec cette pluie qui ne cesse pas, ce n’est guère facile, mais tout de même. Tu y vas fort. Allez, approche, qu’on brosse un peu toute cette broussaille.

Il était si heureux qu’il n’arrêtait pas de me donner de coups de tête et se frottait contre moi. Il a saisi entre ses dents le revers de ma veste, délicatement, et s’est mis à tirer dessus le tissu, par à-coups. Encore une de ses facéties favorites.

« Arrête, mon gros, tu vas tout déchirer.

Il avait envie de jouer. Il faisait doux, il y avait comme un air de printemps, et ça le rendait heureux. Il faut dire que, depuis des semaines, on n’avait pas vu le soleil, et ça lui manquait, autant qu’à moi.

Après un dernier gros câlin, je l’ai détaché, lui ai fourré un croûton dans la bouche. Il n’a pas serré les dents, sentant ma main à temps. Il était très doux, aujourd’hui, mon âne.

Je l’ai regardé regagner son abri à pas de sénateur, et j’ai refermé la barrière. Et je suis rentré tranquillement, le regard perdu dans l’horizon, par-delà les champs et le ciel, vers ma solitude…Louve gambadait paisiblement dans les champs labourés… 

Sûrement, il pleuvrait demain…

 

A suivre…



23 février 2013

L'âne-niversaire de Tic Tac

 

Depuis deux jours, il ne pleut plus. Âpre, le vent d’est sèche le terrain, et ce n’est pas un luxe. Il est si violent qu’il a traîné des plastiques et du polystyrène jusqu’au pré, où ils se collent contre le grillage de la clôture. Belle décoration ! Typique des temps actuels ! On pourrait croire qu’avec une bise pareille et ce froid polaire mon âne grelotte. Détrompez-vous. Il craint moins le froid que l’humidité.

Je lui ai demandé, tout de même, par acquit de conscience :

« As-tu froid, mon gros nounours ?

« Non, mon maître. Ne crains rien. Je suis bien couvert. Tu pourrais peut-être coiffer mes oreilles avec des chaussettes de laine, car elles sont mon point faible. Sinon, avec mon épaisse fourrure de mammouth, le froid ne m’atteint pas. Tu peux vérifier. Passe ta main dans mon poil, tu verras.

J’ai glissé mes doigts à travers sa laine jusqu’au cuir.

« En effet, Tic Tac. Je sens la chaleur de ton corps sous mes doigts. Me voilà rassuré. Mais dis-moi, Bourru. N’as-tu pas soif ?

Hier, l’eau des timbres était gelée. J’ai pu casser la glace à l’aide d’un piquet. Mais la glace n’aura pas tardé à se reformer. J’avais rapporté deux bidons d’eau.

« Non, ça va. Je n’ai pas tellement soif, par ces températures.

« Autre chose, Doudou. Je viens de t’apporter ton seau d’orge et de granulés, ainsi qu’un peu de pain dur : tu n’as rien touché. Serais-tu malade ?

« Que nenni. Mais je viens de me gaver de gâteaux secs.

« Ah ! Bravo ! Et qui te gâte ainsi ? Puis-je savoir ?...

« Oh ! Tu ne dois pas le connaître. Quelle importance ?

Inutile d’insister, il ne dira rien. Au fond, c’est vrai, quelle importance ?

« Mon maître, dis-moi. Pourquoi ne m’as-tu pas emmené au salon de l’agriculture ?

« A Paris ?

« Ben oui, couillon de la lune. Pas à Copenhague ou à Moscou. Encore que j’aimerais bien….

« D’abord, sois poli. D’où te vient cette belle expression ? Tu vas sans doute me répondre que je ne le connais pas ?

« Justement. C’est exactement cela. Bon, alors, tu ne m’as toujours pas répondu. J’attends…

« Eh bien, à la vérité, je n’y avais pas songé. A vrai dire, je ne te vois vraiment pas là-bas, au milieu des poules et des dindons.

« Ah bon ? J’eusse été au milieu de ces volatiles ? Et pourquoi ? Que font-ils dans ce salon ?

« Ben voyons, mon Roudoudou, c’est le salon de l’agriculture, pas de la culture !

« Ah ! J’y suis ! J’avais mal compris. En effet. Je ne me serais pas senti bien avec la volaille. Je croyais qu’il s’agissait d’un salon de la culture, avec un grand « C ». Je me voyais déjà derrière une table, à dédicacer mes âneries et les mémoires de mon ancêtre. Avec une affichette : « Alphonse, Daudet du Poitou ». La queue pour les signatures ! Je vois ça de là ! Quel succès ! Quel triomphe ! Dans les kiosques, ma photo à la une de tous les journaux ! Les interviews à la télé ! …

« Stop ! Arrête ton délire, galopin. Ma parole, mais tu rêves ! Ecoute bien ce que je vais te dire. Primo : les kiosquiers sont en grève. Secundo : les interviews : tu ne parles à personne, en dehors de moi. Tertio : quant à signer, j’ai bien peur que tu n’eusses été obligé de faire appel à moi : avec tes gros sabots, c’eût été difficile ! ... Allons ! Garde la tête froide et les pattes sur terre. Tu rêves, mon ami…

« Oh ! Bon, ça va ! J’ai compris. Si on ne peut même plus rêver…De toute façon, ce n’est pas bien sorcier de garder la tête froide par un froid pareil. Ça calme. Au fait : les kiosquiers sont en grève ? Plus de nouvelles fraîches, alors ?...

« Non. Plus de nouvelles, fraîches ou pas fraîches.

« Pourquoi cessent-ils le travail ?

« Pour gagner plus.

« Ah bon ? Parce qu’en ne travaillant plus, ils gagnent plus ? Vous avez de curieuses façons de fonctionner, vous, les humains. Je n’y comprends rien.

« Non, Tic Tac. C’est pour attirer l’attention sur leurs soucis.

« Oh la la ! Mais ça arrive souvent, ces choses-là ! Alors, il y a beaucoup de gens qui ne gagnent pas assez d’argent ? C’est bizarre.

« C’est la crise, mon gros. Les temps sont durs…

« Forcément, avec le froid.

« Quoi, avec le froid ?

« C’est la crise de froid. De foie, si tu préfères…

Coup d’œil complice de mon baudet qui, pour une fois, ne s’esbaudit point comme de coutume.

« Puisque tu en parles, il y a peut-être crise de foi, en effet, puisque le pape a renoncé à ses fonctions.

« Il a peut-être trop abusé de la bonne chère, et le voilà avec une crise de foi…

Il s’esclaffe franchement, ce coup-là ! Louve disparaît illico dans la cabane.

« Laissons le pape tranquille, Tic Tac. Il ne fait de mal à personne. Mais puisque tu en parles, ne te fais pas de bile, la foi, c’est un peu passé de mode. Chez les Chrétiens de notre pays, selon toute apparence : les églises sont vides. Mais pas dans d’autres religions. Chez les Musulmans, par exemple, la foi est vive.

« C’est bien ce que j’ai cru comprendre. Mais, par contre, elle mène parfois à des extrémités violentes.

« En tout, l’excès tue : d’alcool, de vitesse, de foi aussi. Cela mène, chez certains extrémistes, en effet, à des assassinats.

« Nous au moins, les ânes, n’avons pas ces soucis.

« Parce que tu as des soucis, mon Roudoudou ?

« Oui. De gros soucis. J’ai plein de poèmes dans la tête, mais ne puis les coucher sur le papier. Des tas d’histoires à raconter, mais je ne peux les raconter qu’à toi.

« Et alors, où est le problème ?

« Mais tu es mon seul auditoire, mon seul public ! Tu ne représentes qu’un auditoire restreint !

« C’est juste. Je te le concède. Mais un auditoire de quelle qualité, mon vieux ! Ne l’oublie pas. Au fait, ce sera bientôt ton âne-niversaire, Tic Tac. En avril, tu auras six ans. Tu es encore un très jeune homme. Un adolescent, en somme. Ça te fait quoi ?

« Un an de plus, je suppose.

« Non. Je voulais dire, que ressens-tu à l’approche de cet événement ?

« Pas grand-chose. Pour tout dire, je m’en fiche un peu. Pour moi, ce serait plutôt un non-événement.

« Tu as raison, mon gros Doudou.

Nous sommes restés un moment pensifs, tous les deux. Puis soudain :

« Tout de même…

« Oui, mon Roudoudou.

« C’est égal, mon maître. Tu mourras avant moi.

« Pardon ? Que dis-tu là ?

« Ben oui. J’ai une espérance de vie de trente-six ans. J’en ai six. Je ne suis qu’au sixième de mon existence. Dans trente ans, tu en aurais …

« Stop. Je t’arrête tout de suite.

Je reconnais bien là mon baudet, avec sa manie de toujours tout compter.

« Cesse ces calculs d’apothicaire. Je n’ai pas envie d’en parler.

« Au contraire, mon maître, parlons-en. Moi, dans mon champ, j’ai peu de chances de mourir autrement que de vieillesse. Toi, par contre, à ton âge, ton espérance de vie est sérieusement entamée. Il y a donc fort à parier - tu connais mon goût pour les calculs de probabilité, mais je t’épargnerai le déroulé de ceux-ci – que tu partes avant moi.

« Bon, OK. Parlons-en. Tu as raison. C’est sans doute ce qui arrivera. Et alors ? Où veux-tu en venir ?

« J’y arrive. Si tel est le cas, qui s’occupera de moi ? Qui me portera mon orge chaque soir ? Et les croûtons de pain ? Hein ? Et ma toilette ? Et mon eau ?...Et tes câlins ?...Hein, les câlins ?...

Là-dessus, il s’étrangle, de gros sanglots le secouant du museau au bout de la queue.

J’ai essayé de le consoler. Je lui ai dit que, probablement, un de mes enfants le prendrait avec lui. Qu’il n’avait pas à s’inquiéter. Qu’on l’aimerait bien, assurément. Qu’il serait entouré de bambins, et que…

Mais rien n’y fit. Voilà que mon âne pleurait à chaudes larmes, inconsolable ! C’était émouvant. J’ai sorti mon mouchoir.

« Mouche-toi, tiens, mon gros Doudou. Allez, pleure pas, la mort, c’est la vie après tout…

« Ne parle pas de la mort, mon maître, hoqueta-t-il entre deux sanglots.

« Tu sais, c’est la mort dans l’âme que je te dis ça…

« Pourquoi la mort dans l’âne ?...

Il redouble alors de sanglots.

« Pourquoi parles-tu de la mort de l’âne ?...

« Non , Tic Tac. Je ne parle pas de l’âne. J’ai dit : la mort dans l’âme. Tu auras mal entendu. C’est une expression, pour dire qu’on regrette énormément une chose que l’on dit ou que l’on fait, mais qu’on est obligé de dire ou faire quand même.

« Ah ! Toi et tes expressions ! Tu ne changeras pas ! En as-tu encore beaucoup comme ça ? Et puisque nous en parlons. J’ai entendu dire que les violons ont un âne : si c’est vrai, je ne comprends pas comment un âne pourrait se tenir à l’intérieur d’un violon : ou vous avez trouvé le moyen de nous miniaturiser - vos savants en sont bien capables -, ou vous avez des violons énormes ?

« Un âne dans les violons ? Que me chantes-tu là ? Une âme, tu veux dire, peut-être ? Oui. C’est si beau, le chant du violon, que l’on dit d’eux parfois qu’ils ont une âme. Pas un âne. « Objets inanimés, avez-vous donc une âme ?... » Tu connais ça, je suppose ?...

« Oui, Rimbaud, je crois…

« Lamartine, dans Milly ou la terre natale. Très beau poème, n’est-ce pas ?

« Oui, en effet. Mais revenons à notre âne, je te prie.

« A notre âme. Et surtout, en l’occurrence, à celle des violons. Car, à la vérité, ils possèdent bien une âme.

Content de moi, je l’observai. Il n’avait pas tiqué. Cela ne semblait pas l’étonner.

« Tu n’es pas surpris d’apprendre que les violons ont une âme, mon gros ?

« Pourquoi le serais-je ? Tu en as bien une. Pourquoi le violon n’en aurait-il pas ?

« Oui, vu sous cet angle…Je t’explique. Mais tu sais, toi aussi, tu en possèdes une, je pense. Il n’y a peut-être pas que les hommes et les ânes à être dotés de cette caractéristique.

« Probable. Mais tu dis : les hommes. Les femmes n’en auraient-elles pas ?

« Tic Tac ! Que vas-tu imaginer là ? Quand je dis : les hommes, c’est au sens général. Je devrais dire, pour être plus juste, les humains. Tu as raison. Excuse-moi. Si elles m’entendaient, je me ferais arracher les yeux. Mais bon. Pour en revenir à l’âme du violon, voici : entre le fond et le dessus de la caisse, le luthier pose un petit cylindre de bois qui fait cale, de façon à contrebalancer la tension du cordier sur le dessus de caisse.

« Hum ! En quelque sorte, la matière fait cale ?...

Enorme éclat de rire de cet ostrogoth ! Louve en a jappé de peur, sursautant, avant de courir au fond de la prairie !

« Tic Tac, je t’en prie. Elève ton esprit un peu au-dessus de la ceinture. La matière fécale ! Facile ! Usé, même, dirais-je. Et puis tu me coupes dans mes explications. Laisse-moi au moins terminer.

Après s’être calmé, il me prie d’achever mes explications.

«  Bon. Où en étais-je ? Ah oui ! Donc, cette petite cale, les luthiers lui ont donné le nom d’âme. Curieux, non ?

« Mmmmh ! C’est sans doute ce qui permet au violon de vivre. Car, finalement, ce petit cylindre de bois demeure invisible de l’extérieur, mais sans lui, pas de violon.

« Tu as parfaitement compris, Roudoudou. En l’occurrence, l’âme, invisible, est indispensable à l’être vivant. Elle lui donne sa cohérence.

« Oh ! Que tu parles d’or, mon maître ! Quel philosophe !

Moi, modeste :

« Je sais, je sais, Tic Tac…

 

Je suis rentré rêveur : mais au fait, c’est quoi, au juste, l’âme ?...

 

A suivre…



28 février 2013

Tic Tac et la religion

 

Il fait beau. Enfin, c’est vite dit. Il fait du soleil. Mais aussi un grand vilain vent de nord qui balaie et glace tout sur son passage, et qui assèche aussi la boue. Enfin, le terrain redevient praticable ! Tic Tac est propre ! Sa fourrure est belle et drue. Il se roule sur le sol les pattes en l’air. Mon bouc m’affronte fièrement, campé sur ses pattes arrière, tête baissée, pour une joute perdue d’avance (c’est moi le maître, non ?). Je puis à nouveau caresser mon baudet sans crainte de me salir, enfouir mes joues dans sa chaude fourrure. Il pose sa lourde tête sur mon épaule, comme avant. Nous commençons à revivre. Il était temps, Tic Tac déprimait dur, sous cette grisaille permanente.

« Tu vas mieux, hein, mon gros Patapouf ?

« Oui. Je préfère mille fois ce temps sec et froid aux mornes pluies que nous avons endurées sans discontinuer depuis bientôt quatre mois. Je respire.

« Moi aussi, je dois te l’avouer. Le printemps vient. Mais moi, mon gros nounours, je n’ai pas ton manteau, et ce vent terrible me glace. Bon. Je vais tirer du foin de dessous les bâches pour reconstituer ta réserve. Va manger, pendant ce temps-là.

J’avais regarni le râtelier de foin.

« OK. J’y vais. J’ai compris : tu ne veux pas de moi dans tes pattes, c’est ça, non ?

« Ben, euh, Tic Tac, c'est-à-dire, je suis plus tranquille pour travailler si tu n’es pas là. Ceci dit, tu peux venir m’aider.

« Non, non, c’est bon, j’ai compris. Va travailler.

Bon. Le voilà encore bouqué ! Quel âne susceptible !

Je suis un peu ennuyé, avec ce vent qui prend dans les bâches. Il me faut un quart d’heure pour plier un morceau de polyane inutile. Ah ! ça ! le vent ne m’aide pas. Ce sera ainsi tout au long de ce labeur. Les rafales violentes s’engouffrent dans les toiles plastiques et les font claquer furieusement. L’air agité arrache les brins de foin qu’il éparpille. Je parviens cependant à entasser l’herbe sèche dans un bout de polyane noir noué aux deux bouts, ce qui forme un ballot que j’envoie sur mon dos d’un coup d’épaule, et que je porte, courbé, jusqu’au fenil. Puis je recommence. Ainsi jusqu’à ce que ma réserve soit suffisante pour quelques jours.

Mais, bien sûr, mon garnement n’a pas résisté longtemps à la tentation d’aller fourrer son nez dans la meule.

Lorsque j’arrive de mon tour de déchargement, il est grimpé sur une palette pour mieux brouter le foin qu’il arrache au tas. Me voyant arriver, il n’est pas rassuré. Il se souvient que je ne voulais pas l’y voir, les fois précédentes. Mais c’était parce que tout était boueux, et que je ne voulais pas qu’il me rende impraticables les abords. Aujourd’hui, c’est différent. Je ne le chasse pas, mais il finira par s’en aller rapidement : les bâches en folie font un tel raffut qu’il décidera de retourner sous l’abri. Louve fouine dans les espaces que j’ai découverts au pied du gerbier, à la recherche de rats. Ma tâche achevée, je repositionne les bâches noires sous des palettes et des pneus. Mais le vent est si fort que j’aurai de la peine à tout bloquer.

Enfin, je rejoins mon âne sous l’abri, où, grâce à la palissade que j’ai élevée dès le début devant la cabane, le vent ne parvient pas. Il fait bon, près du râtelier où se nourrit mon baudet. Je suis assis près de sa grosse bonne tête. Il broute.

« Le vent te fait peur, Doudou ? Tu crains qu’il ne te défrise ?

« Tout en poursuivant sa lente mastication, des brins d’herbe sèche plein la bouche, il me regarde.

« Es-tu sot, mon maître ! Parle pour toi ! Mais dis-moi donc : où en êtes-vous, avec votre pape ? Il est toujours là ? Il n’a pas encore officialisé sa dénonciation ?

« Renonciation, Tic Tac. La dénonciation est le fait de dénoncer quelqu’un qui a fait une bêtise. Il n’a pas fait de bêtises, Benoît XVI. Renoncer, c’est ce que vient de faire le pape : abandonner sa charge.

« Oh ! Tu sais, moi : renonciation, dénonciation, annonciation, c’est du pareil au même.

« Ne mélange pas tout. L’Annonciation, c’est l'annonce faite à la Vierge Marie de sa maternité divine par l'archange Gabriel. On est toujours dans la religion, mais c’est tout autre chose.

« Alors, il est parti ou pas ?

« C’est fait depuis ce soir vingt heures précises.

« Ouh la ! Vingt heures précises ! Voyez cela ! Ben dis donc ! Vous, les hommes, il vous faut la précision. Mais qui le remplace, du coup ?

« On ne sait pas encore. D’ici quinze jours, je pense qu’on sera fixés. Les cardinaux réfléchissent et votent. Je vois que ça te passionne, cette affaire, mon gros.

« Oui, c’est passionnant, ce feuilleton. Ce qui m’amuse, en vérité, je te le dis, c’est que si Dieu n’existe pas, tout ce cinéma, c’est pour rien. Du vent.

Là, j’ai grondé Tic Tac.

« Tic Tac, voyons, tu dois respecter les opinions d’autrui.

« Mais je respecte l’opinion des truies, simplement, comme il n’est pas prouvé que ce personnage existe, mon hypothèse n’est pas idiote. Et je ne manque de respect à personne, surtout pas aux truies, depuis l’autre jour.

« Tu as oublié à nouveau le sens de autrui, dis-je avec un gros soupir.

« Mais non, je blague. Je n’oublie rien, tu le sais bien. Je suis de tempérament gai, moi, ce n’est pas comme toi.

« Je ne te suis as sur ce terrain-là, mon garçon. Ton humour ne me réjouis pas tellement, vois-tu. Que veux-tu dire, au juste, avec ton « Je suis d’un tempérament gai… » ?

« Rien. Ce n’est pas le moment de plaisanter, je vois. Je faisais allusion aux rumeurs qui courent sur les raisons du départ de Benoît de son trône pétrien. En as-tu entendu parler ?

« Oui, bien sûr. J’écoute la radio tous les jours. Mais tu sais, les rumeurs…des bruits qui courent, des ragots, et puis, à la vérité, ça ne m’intéresse pas trop tout ça.

« Tu as tort, mon maître, et le tort tue.

Gros rire de mon équidé. Louve se réfugie sous le foin.

« Ce qui m’étonne, tout de même, c’est que tu sembles t’intéresser de près aux histoires bibliques, reprend-il, et que tu sembles te détourner de la succession du pape. Explique-moi ça.

« C’est simple, mon vieux. Je cherche la Vérité…

« Ouh !...la Vérité ! Alors là, je comprends. Tu m’en bouches un coin.

« Oui, Môssieur. Je cherche la Vérité.

« Et la vérité sur quoi, peut-on savoir ?

« Sur Dieu, bien sûr.

« Et la Vérité est dans les Ecritures ?

« Si elles ne mentent pas, oui. Mais je cherche ailleurs aussi. Dans d’autres livres. Dans les légendes anciennes, dans les avancées de la science…

« Alors où est la différence ?

« Ecoute, mon bonhomme, je ne sais pas si j’ai envie de m’embarquer dans une explication pointue ce soir. Disons pour faire simple, que je me méfie des religions, qui régentent les gens qui croient en Dieu, en leur disant comment ils doivent croire, et je leur préfère quelqu’un qui cherche à assumer sa foi en silence, tout seul, sans rien dire à personne. Avec les religions, il y a toujours eu des soucis : guerres, persécutions, etc…et ça continue. J’estime que si on laissait chacun vivre sa foi comme il l’entend, il y aurait moins de violences sur la terre. Ceci dit, chacun fait ce qu’il lui plaît.

« Eh ben dis donc ! Tu n’as pas peur, toi au moins ! Ce que tu dis là ne va pas plaire à tout le monde.

« On ne peut pas plaire à tout le monde, et ce n’est pas ce que je recherche. Je forme chaque jour tous mes vœux pour que cessent les guerres et les violences. Je constate – et l’histoire ne me contredira pas - que de tous temps et en tous lieux, la religion a opposé les factions et déchaîné les passions : songe aux Cathares, à l’Inquisition, à la Saint Barthélémy, aux guerres fratricides en Irlande du Nord…et aux attentats terroristes en ce moment dans le monde. Vois comme la religion se mêle d’interdire ceci ou cela aux uns ou aux autres. Les femmes en savent quelque chose. Bref, je voudrais tellement la paix dans ce monde. Il serait temps de mettre un terme à toutes ces souffrances absurdes. Voilà ce que je puis te dire, mon Tic Tac. Je te le dis à toi, mon âne, parce que je sais que tu me comprendras. Allons, parlons d’autre chose, veux-tu ?

« Oups ! Je sens que tu ne tarderas pas à te faire allonger les oreilles, mon maître. D’ici peu, tu les auras aussi longues que les miennes, et tu auras alors tout d’un âne.

« Ne ris pas bêtement, Alphonse ! Au fond, je me demande parfois si ce ne serait pas mieux….Non, je rigole, bien sûr. Ce serait trop encombrant, et ça m’empêcherait de coiffer mon bonnet.

« Au fait, mon maître, j’aimerais bien me frotter un peu à mes congénères. Tu avais parlé d’une demoiselle ânesse, si j’ai bonne mémoire ?

« Non, Tic Tac. N’insiste pas. Je te l’ai déjà dit : c’est non. Je n’ai pas de place pour deux ânes ici. Ce terrain n’est pas le mien. Il m’est prêté gracieusement par son propriétaire pour toi spécialement, mon gros. Si un jour, nous déménageons, comment ferai-je, Doudou ? Comprends-tu ?

Il est resté songeur, ayant arrêté de manger.

« Alors là, il est bougrement gentil, ce monsieur. L’as-tu remercié ?

« Oui, Tic Tac. Sois rassuré.

« Alors, remercie-le pour moi, quand tu le verras.

« Mais tu le connais. Il passe de temps en temps te rendre visite, avec sa famille.

« Quel dommage que tu ne me l’aies pas dit plus tôt ! Je l’aurais remercié moi-même.

« Mais comment l’aurais-tu fait, puisque tu ne parles qu’à moi ?

« Ah oui, c’est vrai. Je n’y pensais plus. Eh bien, remercie-le encore quand tu le verras.

Après quelques instants, il reprend :

« Au fait, c’est bien Galilée qui s’est vu frappé d’hérésie par l’Eglise en 1633 ?

« Euh, c’est exact, Tic Tac. Mais tu m’étonneras toujours. Je me demande bien où tu vas chercher tout ça. Mais je dois te dire, mon âne savantissime, que l’Eglise a réparé cette erreur. En effet, à cette époque, il fut condamné pour avoir soutenu que c’était le soleil et non la terre qui était le centre du système, et que c’était la terre qui lui tournait autour, contrairement aux thèses d’Aristote, qui maintenaient la terre comme centre du monde, et assuraient que le soleil lui tournait autour ; l’Eglise avait adopté cette croyance aristotélicienne depuis longtemps, et n’admettait pas qu’on changeât ce dogme. Elle déclara que sa thèse était contraire à la religion, et l’obligea à se renier pour adopter la sienne. Son ouvrage, qui expliquait cette idée révolutionnaire pour l’époque, fut interdit. La réhabilitation de Galilée intervint au dix-huitième siècle, puis récemment, au vingtième siècle. Mais ton exemple illustre bien que la religion joua parfois un rôle négatif sur la société. Tu comprends maintenant pourquoi je suis si méfiant vis-à-vis des religions.

« Vous êtes décidément bien compliqués, vous les hommes. Alors que tout pourrait être si simple…Enfin, tu vois où une innocente petite réflexion de ton âne t’a mené ?...J’espère qu’on ne va pas te faire d’ennuis.

« Ne crains rien, Roudoudou. Je ne porte pas le fer contre l’Eglise, je ne fais qu’énoncer mon sentiment, étayé de quelques exemples, sur les religions en général. J’ai aussi cité des événements qui concernent l’islam. A ce sujet, reconnais que les tenants de ces deux religions se sont affrontés souvent par le passé : pense aux Croisades, pour ne citer que cet épisode. Que de batailles et de morts encore ! Cependant, si les religions parvenaient à faire enfin régner la paix en ce bas monde, je serais heureux. Mais j’ai peur que ce ne soit pas pour demain…

« Tu n’as qu’à prier pour qu’il en soit ainsi. Après tout, Dieu t’entendra peut-être…

Et ce gros nounours de me faire un clin d’œil !

A suivre…



27 ème ânerie

6 mars 2013

Tic Tac et les poètes

 

Il me guettait, de la barrière. Il m’a vu, de loin, apparaître sur la route, derrière le hangar. Moi, je ne l’ai pas repéré tout de suite. Soudain je l’ai aperçu, ses deux oreilles dressées verticalement au sommet de sa tête. Même de loin, cette apparition m’émeut. Alors, il a lancé son appel sonore, tonitruante corne de brume, par-dessus les champs et le village. J’ai compris qu’il me saluait, à sa manière.

J’ai suivi mon chemin, qui monte vers lui. Je lui ai fait un signe de la main. Il a gratté le portail de son sabot.

« Ah ! Tu t’impatientes, mon vieux, ai-je pensé.

A côté de lui, le bouc aussi m’attend, tranquille.

Dans le champ labouré qui longe la route, Louve a fait s’envoler un couple de perdrix.

Enfin parvenu à la barrière, il me tend sa bouche lippue et réclame d’autorité ses carottes à travers le grillage. J’en lance une à Robin, loin derrière Tic Tac, qui, autrement, chassera son compagnon encorné pour lui chiper sa racine.

Je pénètre dans le territoire de Sieur Baudet. Louve se faufile entre ses pattes. Je referme le vantail. Déjà, ce gros goulu se jette sur le seau. Je me fâche. Si je le laisse faire, il renversera tout sur le sol.

« Du calme, mon gros nounours. Voilà, voilà, ça arrive…

Pas question de chercher à le caresser : une seule chose compte : le contenu de mon seau.

Je balance un quignon de pain rassis pour Louve, qui réclame sa part (uniquement par jalousie), un autre au bouc, et enfin un autre à l’âne, en trois points éloignés les uns des autres, afin d’éviter les conflits.

Arrivé à la cabane, je verse le contenu du petit seau blanc dans celui suspendu à la poutre, qui fait office de mangeoire pour Tic Tac. Le bouc me bouscule pour accéder au sien. Je le lui pose sur la paille qui jonche le sol.

Voilà mes deux gourmands occupés à savourer leur nanan. J’entre dans le fenil. Et, comme chaque jour, à la fourche, je tire le foin de la réserve pour en garnir le râtelier.

Cela fait, je referme la porte et vais inspecter les lieux. Les vents violents de ces derniers jours ont distendu un peu les bâches, mais ça tient. Tout est en ordre. Un coup d’œil aux abreuvoirs. Je m’absorbe dans la contemplation des lointains. Les champs vallonnés sont bruns, la terre est à nu, ouverte par les socs puissants des charrues. Les bois grisonnent toujours, les feuilles n’étant pas encore apparues. Les éoliennes dominent le paysage au sud, inscrivant leurs cercles mouvants de leurs longs bras métalliques sur le ciel ennuagé.

On me pousse à l’épaule.

« Ah ! C’est toi, mon Roudoudou ! Tu m’as surpris.

« J’ai vu que tu étais plongé dans tes rêveries. Il m’arrive aussi de me perdre dans des songes en observant ce vaste paysage.

« Ici, tout n’est que calme et paix, n’est-ce pas, mon Doudou ?

« Assurément, mon maître, et c’est un luxe. Je n’irais pas jusqu’à parler de volupté, mais enfin…

Je commence à le connaître. Il a une façon si particulière de m’alerter et de me regarder lorsqu’il glisse une allusion dans ses phrases…Qu’a-t-il voulu dire ? J’avoue que je n’ai pas saisi.

« …Ici, as-tu dit, tout n’est que calme et paix. J’ai ajouté que c’est un luxe. Bien sûr, j’en ai conscience, tout comme toi. Mais si j’ai ajouté : volupté, ce qui t’a laissé perplexe, mon maître, c’est que cela m’a fait penser à ce fameux poème de Baudelaire, l’Invitation au voyage : « Là, tout n'est qu'ordre et beauté, Luxe, calme et volupté… »

« Excuse-moi, mon gros, j’étais perdu dans mes rêves, et je n’avais pas réalisé. Oui, en effet. C’est un beau poème.

« J’aime la poésie, mon maître. Elle nous emporte loin des vicissitudes du quotidien…Ah ! Le rêve…

« Pas seulement le rêve, mon garçon. Parfois, par sa description des bonheurs simples, le poète nous amène à un état de douce euphorie. Vois, par exemple, ce beau poème de Francis Jammes, que tu apprécies tant : « J’aime l’âne si doux Marchant le long des houx… ». Avec des mots simples, toute la douceur de cet animal est évoquée d’entrée.

« C’est vrai que ce poète me plaît bien. En fait, La Fontaine n’a pas toujours été tendre avec ma race. Pourtant je l’admire aussi.

« Puisque tu sembles te plaindre que l’on ne parle pas assez en bien de la gent asine, sache que, déjà, en leur temps, les Romains vous citaient en exemple.

« Ah ! Tiens ! Et que disaient-ils  de nous ?

« Ils disaient souvent ce proverbe : asinus asinum fricat.

« Ce qui veut dire ?

« L’âne frotte l’âne. Je constate que tu n’as pas appris le latin.

« C’est une langue morte. Cela ne me paraît pas excitant. Mais il a du vrai, leur proverbe. C’est souvent que nous nous frottons ensemble, nous deux. C’est normal, c’est parce qu’on s’aime bien.

« C’est vrai, mon Roudoudou.

Du coup, il a frotté sa tête le long de mon bras.

« Sais-tu que j’ai failli te faire embaucher, mon bonhomme ?

« Comment ça ? Que veux-tu dire ?

« Eh bien, figure-toi que notre ami Jean-Claude a des problèmes avec son motoculteur. Le moteur s’arrête sans prévenir au milieu du champ.

« Oui, et alors ? Je ne vois pas ce que tu cherches à me dire.

« Attends, ça vient. Moi, je me trouvais là. Je lui dis : « Ce qu’il te faudrait, c’est Tic Tac. Tu l’attelles à une araire, et en avant ! Avec mon âne, tu ne risques pas la panne.

« Humm !

« Sais-tu ce qu’il m’a dit ? …Que c’était une excellente idée. Toutefois, a-t-il ajouté, rien ne prouve que ton baudet ne s’arrêterait pas au milieu du champ, en plein travail, sans vouloir repartir…Je dois dire que ce ne serait pas impossible, en fait.

« Ne te moque pas de moi, s’il te plaît. Néanmoins, je serais heureux de rendre service à Jean-Claude. Je l’aime bien, tu sais. Mais il faudrait d’abord que tu m’apprennes à travailler. Ce doit être difficile ?

« Non, pas du tout. Pour toi, vigoureux comme tu es, traîner cette charrue serait un jeu d’enfant. L’essentiel serait de ne pas aller trop vite, d’obéir à la voix du laboureur. Et de ne pas t’arrêter quand il t’en prendrait la fantaisie.

« Ce serait amusant, je pense. Surtout si c’est Anne qui est aux mancherons.

« Ah ! Voilà que tu recommences ! Mais, mon gros, ce n’est pas une tâche pour une faible femme, voyons !

« Dis donc, ne dis pas de mal de Anne…

Il tape du sabot.

« Anne est très forte, crois-moi. Peut-être qu’en général, les femmes sont moins fortes que les hommes, mais ne les méprise pas.

« Je ne les méprise pas, Tic Tac. Au contraire, j’ai beaucoup de respect et d’admiration pour elles, je t’assure.

« En plus, elle travaille admirablement la terre. Je veux dire, les poteries qu’elle crée de ses mains sont superbes. C’est une grande artiste. Donc, un peu de respect, je te prie.

« Oh la la ! Arrête ton char, Ben Hur ! J’ai compris. Il faut surveiller ses paroles avec toi, maintenant. Tu deviens susceptible.

« Susceptible ou pas, je n’aime pas qu’on dise du mal des femmes. Surtout de Anne.

Il est inutile de continuer. Quand il commence ainsi, il y en a pour tout un moment avant de lui faire sortir l’idée de la tête.

Juste à ce moment, deux avions de chasse passent dans un fracas assourdissant.

« Tu parlais de calme et de paix, je crois, tout à l’heure ?...Eh bien, mon maître, voilà qui te contredit. Quel boucan, vos machines ! Je ne les aime pas, tu peux me croire.

« Moi non plus, Tic Tac, je l’avoue. Sans compter que ce sont des machines de guerre. Donc destinées à tuer.

« Oui, je le sais bien, mon maître. Je ne vous comprendrai jamais. D’un certain côté, je vous admire de parvenir à faire voler aussi vite des engins aussi lourds dans les airs. D’un autre côté, savoir que tant d’énergie et d’imagination, de travail et d’argent sont déployés pour lancer des bombes sur vos semblables me dépasse complètement. Vous n’êtes pas en guerre, pourtant, que je sache ?

« Hélas si ! mon gros Doudou. Nos armées pourchassent des terroristes réfugiés en grand nombre dans un pays d’Afrique.

« Ils vous ont attaqués ?

« Pas vraiment. Mais ils étaient devenus une menace pour nos compatriotes qui vivent là-bas : de plus en plus de gens sont pris en otages. Ils ne sont rendus à la liberté qu’en échange de grosses sommes d’argent. Voilà pourquoi nous les avons attaqués.

« Et vous êtes tenus au courant du déroulement des opérations ?

« Oui, le Ministre de la Défense fait le point régulièrement devant les journalistes.

« Le Ministre de la Défense ?

« Oui. Qu’y a-t-il ? Tu veux que je t’explique ?

« Oui. Je ne comprends pas pourquoi vous avez baptisé votre ministère Ministère de la Défense, si vous attaquez. Il eût été plus juste de l’appeler : Ministre de l’Attaque.

Je dois reconnaître que cela ne manque pas d’une certaine logique. Décidément, Tic Tac est tout à fait pertinent.

« Tu as sans doute raison, mon ami, mais c’est ainsi. La logique des uns n’est pas toujours la logique des autres.

« Je me demande ce qu’il faudrait faire pour que vous cessiez un jour de vous entretuer, et de tuer les animaux. Vous semblez, hélas, pauvres humains, ne jamais devoir cesser de perpétrer ces tueries. Les terroristes tuent de façon aveugle vos semblables, vous tuez les terroristes, les chasseurs tuent les chevreuils et les lapins, les criminels tuent les innocents, les bouchers tuent les bœufs et les agneaux…Si tous les humains étaient des poètes, y aurait-il moins de tueries, dis, mon maître ?

« Hélas ! Mon âne, je crois bien que cela ne changerait rien au problème : un poète est un homme, et pour en finir avec cette boucherie, comme tu dis, je crois qu’il faudrait changer l’humain.

« Alors, j’ai bien peur que ce ne soit pas pour demain, mon maître…

« Je partage ton opinion, mon Tic Tac. Sur ce, je te quitte. La nuit vient, et je dois rentrer.

« Pourquoi ? On t’attend ?

« Personne ne m’attend, Tic Tac, tu le sais bien. Cependant, je dois rentrer pour préparer mon souper, pour effectuer les tâches qui m’incombent…

« Quelles tâches requièrent donc ta présence de façon si pressante ?

« Rien ne presse l’homme que ce qu’il se donne d’important. En vérité, rien de ce que l’on croit habituellement n’a d’importance. A ce sujet, il serait temps que je me mette à réfléchir justement à ce qui réellement a de l’importance ici-bas…

« Bonne réflexion, mon maître ! Quand tu auras trouvé la réponse, nous en reparlerons…A demain, mon maître !

« A demain, mon Tic Tac !...

 

Qu’est-ce qui a vraiment de l’importance, au fait ? …

Sur le chemin du retour, par les rues désertes de mon village, une question me préoccupe, ce soir : je ne sais pas si je trouverai un jour la réponse…

 

A suivre…



28 ème ânerie

12 mars 2013

Tic Tac et la fée Méline

 

Je ne sais pas ce qu’il lui est arrivé, mais Tic Tac était transformé, ce soir.

Il avait le pelage d’un beau jaune doré. Il me souriait.

« Que t’est-il arrivé, mon Tic tac, tu es tout doré ? Que s’est-il passé ?

« Ah ! Tu as remarqué ? N’est-ce pas que je suis magnifique, ainsi ? Tu ne devineras jamais ce qui s’est passé.

« Si tu ne me le dis pas, je ne trouverai pas, car je ne comprends pas ce mystère. Tu es méconnaissable. Serais-tu malade ? Tu aurais attrapé la jaunisse ?

« Je te rassure, mon maître. Je n’ai pas la jaunisse. Pendant la nuit, alors que je dormais sous la cabane, une lumière est apparue derrière moi. Un petit personnage pas plus gros que ton majeur est apparu. Cela ressemblait à un gros insecte. Cela s’est approché de moi et s’est posé sur la barre du râtelier. C’était un petit bout de femme tout doré, toute menue, à la jolie frimousse piquetée de taches de rousseur, avec des yeux pétillants de malice. Ce personnage avait une paire d’ailes diaphanes repliées dans son dos. De la lumière douce émanait de tout son corps, surtout de son visage. Tout l’abri en était éclairé. Et ce petit lutin me parla :

« Bonsoir, Tic Tac. J’espère que je ne t’effraie pas. Je suis Méline, la fée du noyer.

« Bonsoir, fée Méline. Que me veux-tu ?

Là, je ne pus m’empêcher de l’interrompre :

« Arrête, Tic Tac. Ne me raconte pas d’histoires. Chacun sait que les fées n’existent pas. Tu me racontes des blagues.

« Mon maître, si tu ne me crois pas, demande au bouc.

Je me retournai vers Robin, qui baissait la tête dans son coin.

« Dis-lui, toi, au maître, que je ne raconte pas des histoires. Dis-lui que tu l’as vue, toi aussi.

Le bouc semblait plongé dans une profonde méditation, ou plutôt, une profonde apathie.

« Eh bien, Bouc, lui dis-je. Parle-moi. Dis-moi ce que tu as vu cette nuit.

Robin tapa de sa patte fourchue la litière qui jonchait le sol de l’abri au pied de la mangeoire.

Secouant la tête de gauche à droite :

« Je n’ai rien vu », fit-il d’une drôle de voix gutturale. Je ne l’avais jusque-là jamais entendu parler. C’était la première fois qu’il prenait la parole. J’en fus tout coi.

Sa réponse n’ayant pas convenu à mon âne, celui-ci le menaça de sa tête. Robin s’enfuit, puis revint se placer contre la paroi du fenil, reprenant sa prostration.

« Bouc, parle où tu vas le regretter, fit mon baudet menaçant. As-tu vu la fée Méline, oui ou non ?

« Je l’ai vue.

Cette voix grave, décidément me surprenait.

«Ben, tu vois, mon maître, je ne te raconte pas des âneries.

J’ai fait semblant de le croire.

« Et que t’a-t-elle dit, cette belle enfant ?

« Ne te moque pas, mon maître, ou tu le regretteras.

« Tu me menaces, maintenant ? Voilà qui est nouveau.

« Je n’aime pas que tu te moques de moi, et j’aimerais que tu me croies.

« Continue, Tic Tac, je t’écoute.

Cette fois, ce fut Robin qui prit la parole.

« Elle avait une voix comme d’une clochette et tenait une baguette courte dans sa main gauche.

« Oui, surenchérit mon animal aux longues oreilles. Elle était belle…

Gros soupir de Tic Tac.

« Et que vous a-t-elle dit, cette fée ?

« Elle a dit : mes amis, je m’ennuie toute seule dans ce noyer. Bien sûr, je vous vois gambader dans le champ, je vois votre gentil maître vous rendre visite chaque jour, je vois passer les promeneurs qui vous visitent souvent, et tout ça me distrait un peu de la profonde solitude dans laquelle je suis plongée. Alors, cette nuit, j’ai décidé de vous rendre visite pour vous faire un brin de causette. Je ne vous dérange pas trop, j’espère ?

« Tic Tac a grommelé, reprit le bouc, et ça n’était pas bien poli pour elle. Il n’était pas trop content d’avoir été réveillé et voulait dormir. Son joli minois s’était attristé et deux larmes coulèrent sur ses jolies joues.

Tic Tac se mit à grommeler.

« Je n’ai pas grommelé, Bouc. J’avais de la poussière dans les naseaux, c’est tout. De quoi te mêles-tu, d’abord ? Cesse de parler à tort et à travers. On ne t’a rien demandé, au fait.

« Faudrait te décider, mon vieux. Il n’y a pas une minute, tu voulais me forcer à parler, maintenant, tu me forces à me taire : il faudrait savoir ce que tu veux.

« Ne vous fâchez pas, mes amis. Racontez-moi plutôt la suite.

Tic Tac a repris, puisque Robin s’était bouqué[1].

« Eh bien, je l’ai consolée comme j’ai pu. Je lui ai raconté nos âneries. Elle a bien ri de ma séance chez le psy. Puis elle m’a expliqué qu’elle n’avait plus rien à faire depuis plus de trois siècles, depuis que les humains ne croient plus aux fées. Elle a même ajouté, qu’en fait, ils ne croyaient plus en grand-chose. Et que cela l’attristait.

« En somme, c’est une fée triste qui vous a visités cette nuit ?

« Oui. Pourtant, elle est d’un tempérament enjoué et rieur. Elle m’a demandé la permission de se poser sur ma tête. J’étais bien un peu gêné, mais j’ai accepté. Elle s’est envolée légèrement et s’est posée délicatement au sommet de mon crâne, entre les deux oreilles. Je la sentais à peine, pas plus qu’une plume.

Nous avons parlé longuement. Elle me racontait sa vie de fée. Moi ma vie de baudet. Puis, à un moment, elle me dit : ‘Tic Tac, maintenant, je dois vous quitter. Mais avant de partir, je veux faire quelque chose pour toi. Formule trois vœux, et je les exaucerai.

J’étais curieux de découvrir ce qu’il avait bien pu souhaiter, ce Roudoudou.

« Et qu’as-tu souhaité, mon bonhomme ? Tout d’abord, je lui ai demandé de changer la couleur de mon manteau. Ce brun, toujours, j’en ai marre. Elle m’a touché de sa baguette magique. Un petit nuage d’étoiles d’or s’en est échappé, qui brillaient de mille petits feux comme poussière de diamants. Je me suis trouvé enveloppé d’un halo de cette poussière scintillante. « Voilà ! me dit-elle. Ton premier vœu a été exaucé. Mais avant de passer au deuxième, sache que cette belle pelisse d’or disparaîtra au point du jour, pour laisser place à ton beau manteau brun, qui, entre nous, est bien plus beau que ta couverture dorée. Ceci dit, passons au deuxième. Je t’écoute. »

« Je n’avais pas remarqué tout de suite, mais effectivement, ma fourrure était devenue d’or. J’ai bien ri. J’ai réfléchi un peu, puis j’ai dit : quelque chose, je pense, ferait autant plaisir à mon maître qu’à moi… - Je t’écoute, Tic Tac… - Eh bien, je voudrais qu’il me pousse des ailes, afin de m’envoler par-dessus les champs et les collines. J’emmènerais mon maître sur mon dos, ou les petits enfants…Penses-tu pouvoir faire cela pour moi, fée Méline ? – Rien de plus aisé. Désormais, tu peux t’envoler dans les airs. Il n’y a qu’une restriction à ce pouvoir : cela ne se pourra faire que la nuit. Dès les premières lueurs de l’aube, tes ailes disparaîtront. Malheur à toi, alors, si tu es dans le ciel ! Tu chuterais comme un météore. Je n’y puis rien. Mais souviens-t-en. Quel est ton troisième vœu, bel animal ?

« Vois-tu, mon maître, cet être délicat et raffiné a su reconnaître ma beauté. J’en suis très fier.

« Je comprends, je comprends. Et après ?

« Après ?... Après, je lui ai demandé de revenir de temps en temps me tenir compagnie.

« Et elle a accepté ?

« Oui.

Là, le bouc intervint :

« Elle a ajouté : tu es gentil, mon gros Doudou, mais je ne pourrais vous rendre visite que la nuit.

« Et toi, Bouc, t’a-t-elle également proposé d’exprimer trois vœux ?

« Oui. Je lui ai réclamé la parole, et je l’ai obtenue, comme tu vois. Au moins, vous cesserez peut-être de me tenir à l’écart, dans vos conversations.

J’ai pensé : de quoi peut bien servir la parole si l’on a la tête cabourne[2] comme un radis ? Puis j’ai réfléchi qu’il ne manquait pas de gens ainsi, qui parlent pour ne rien dire.

« Ensuite, je lui ai réclamé un peu d’intelligence, et elle a exaucé ce souhait tout de suite.

Tic Tac se mit à rire.

« Hélas pour toi, mon pauvre, comme pour moi, ces vœux ne t’ont été accordés que pour la nuit.

« Allons, mon âne, ne te moque pas, toi qui n’aimes pas que l’on se moque de toi. Dis-moi donc, Robin : quel fut ton troisième souhait ?

Le bouc baissa la tête et demeura muet.

Là encore c’est Tic Tac qui prit la parole,

« Ce sot animal ne savait que souhaiter. Il lui a donc demandé de lui donner une idée de vœu. Elle lui suggéra l’idée de se cultiver un peu, exauçant ainsi son dernier vœu. Mais elle a ajouté d’un air tristounet : « Hélas ! Robin ! Celui-ci ni aucun autre que tu pourrais souhaiter dès lors ne te seront accordés : en me demandant une idée, tu as consommé ton troisième vœu…

Je jetai un œil au pauvre animal, qui se tenait penaud dans son coin, la tête et les cornes basses.

« Que vous êtes chanceux d’avoir été visités par une fée ! Je m’en réjouis pour vous, mes amis. Profitez des pouvoirs qu’elle vous a accordés. Mais l’avez-vous remerciée ?

« Nous l’avons fait, chacun à sa manière. Moi, je l’ai réchauffée de mon souffle, car elle avait froid. « Moi, je lui ai fait faire un tour sur mon dos. Je lui ai dit : « Cramponne-toi solidement à mes cornes, petite, je vais te faire danser. Et j’ai couru aussi vite que j’ai pu à travers le pré, sous la lune, tout en cabriolant comme je sais si bien faire. Elle riait aux éclats.

« Puis elle est repartie comme elle était venue, ajouta Tic Tac. C’est dommage que tu n’aies pu faire sa connaissance, mon maître. On ne rencontre pas une fée aussi jolie tous les jours.

« Tu as raison, mon Roudoudou. Mais rassure-toi : qui te dit que moi aussi, je n’ai pas rencontré une fée ?...

Tous deux m’ont regardé longuement.

« Si tel est le cas, dit alors mon âne, a-t-elle exaucé trois vœux pour toi ?

« Je pense, fis-je, rêveur. Beaucoup plus, probablement, même.

« Alors, toi aussi, tu as de la chance, mon maître.

 

Oui, j’ai beaucoup de chance, pensé-je sur le chemin de retour…

 

A suivre…



[1] Se bouquer : se vexer

[2] Cabourne : creuse



29 ème ânerie

18 mars 2013

Tic Tac dans les airs !

 

« Salut, mon bonhomme ! Comment vas-tu aujourd’hui ?

« Mmmh… couci-couça !

« Oh oh ! Tu n’as pas l’air en grande forme ? Que se passe-t-il donc ? Serais-tu malade ? Pourtant, tu ne sembles plus avoir la jaunisse ?

« Ah ! C’est malin ! Voilà que tu te moques de moi, encore une fois ! Tu n’es pas très charitable, mon maître. Justement, c’est cela qui m’attriste.

« Comment cela ? Je ne comprends pas.

« Eh bien, ça ne fonctionne plus.

« Quoi donc ? Qu’est-ce qui ne fonctionne plus ?

« Mais…le vœu.

« Quel vœu ?

« Celui que le fée Méline m’a accordé. Je ne suis plus jaune. Regarde.

Je regarde de plus près. Il est vrai que mon baudet a sa fourrure habituelle.

« En effet, Tic Tac. Il semble que tu portes ta fourrure ordinaire ce soir. Pour ma part, ça ne me choque pas, au contraire. Je te préfère en brun.

« Tiens ! Bien sûr ! Que ne dirais-tu pas pour me contrarier ? Décidément, tu n’es guère gentil avec moi.

« Mais voyons, mon gros Doudou, ce n’est pas que je suis méchant ; je suis sincère, voilà tout. C’est justement parce que je t’aime que je suis sincère. Tu préfèrerais que je sois hypocrite ?

« Absolument pas. Toutefois, tu pourrais me ménager. Qui veut voyager loin ménage sa monture…

« Serait-ce une allusion, mon âne ? Ne serais-tu pas en train de chercher à me lancer des traits perfides ? A quoi penses-tu, en disant ça ?

« Oh ! A rien de particulier…

Quand il prend ce ton, il m’énerve.

« Arrête ! Je te connais comme si je t’avais fait. A quoi voulais-tu faire allusion ?

« Tu le sais bien. Soit dit en passant, ce n’est pas toi qui m’as fait.

« Oui, sans doute. Mais c’est une expression. Crois-tu que je n’aie pas saisi ton reproche ? Tu appuies exprès là où ça fait mal. C’est toi qui n’es pas charitable, vois-tu. Je sais bien que tu penses au chemin de Saint Jacques, n’est-ce pas ? C’est bien cela ?

« Peut-être. Au fond, tu n’avais pas très envie d’y aller, non ?

« Si, figure-toi. Mais des événements sont survenus…qui…que…

« Hum ! Tu t’embrouilles, mon maître. Souviens-toi. Ne m’as-tu jamais dit que tu m’avais acquis afin de porter tes bagages sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle ?

« Je l’ai dit, en effet. C’était bien mon intention. Il s’en est fallu de peu qu’il se réalise, ce départ.

« Eh bien, pourquoi ne partons-nous pas ? Cela fait des années que nous devions nous mettre en route. Tu n’as plus la foi ?

« Pourquoi reviens-tu là-dessus ? Je ne tiens pas vraiment à en parler. C’est vrai que nous avons failli partir. Ce devait être un rêve. Il fut un temps où j’aurais aimé marcher sur les pas de ces milliers de pèlerins, traverser monts et prairies, bois et landes, jusqu’à Compostelle. Tu aurais été à mon côté, Louve aurait trotté aussi avec nous. Tu aurais porté mon bagage. Oh ! Il n’eût pas été bien lourd. Quelques chemises, quelques chaussettes, une bible…Mais, vois-tu, à dire vrai, la foi n’aurait pas eu grand-chose à voir avec cette expédition. Un peu, quand même. Ce qui m’a freiné, c’est le mal au dos. C’est mon point faible. Je ne me voyais pas crapahuter six ou sept heures par jour, tous les jours : mon dos n’aurait pas tenu le coup.

« Tu le penses vraiment ? Ce n’est pas plutôt que tu t’es dégonflé ?

« Qui sait ?...

« J’aurais aimé voir du pays, mon maître. Mais, je ne t’en veux pas. Je suis bien, ici. J’ai mes habitudes, de la visite chaque jour. Surtout, je te vois quotidiennement. Alors, le reste, ça n’est pas si important.

La nuit était tombée, insensiblement. Il faisait noir sous l’abri. Le vent, par longs traits, ronflait dans les branches nues du noyer.

« Et moi ? Qu’auriez-vous fait de moi ?

Cette voix gutturale, âpre, jaillie de l’obscurité, c’est le bouc. Je l’avais oublié. Je ne suis pas habitué à l’entendre parler, ça me surprend.

« Oui, c’est vrai, reprend Tic Tac. Qu’aurais-tu fait de Robin ? Il serait venu avec nous ?

Je ne veux pas faire de peine inutilement au bouc.

« Puisque le problème est résolu, n’en parlons plus. Mais tu parles, Robin ? C’est vrai que la nuit est venue. Mais alors, Doudou, ta pelisse est peut-être redevenue jaune ? Attends. J’allume la lampe.

Je l’éclaire.

« Ben non. Ça ne marche pas, le vœu. Elle s’est bien fichue de toi, ta Méline.

Il grommelle, comme il sait si bien faire quand il est embarrassé.

« Euh…Bon…Ce n’est pas si grave. Tu veux bien regarder si mes ailes sont bien en place sur mon dos ?

J’inspecte, à l’aide de la lampe.

« Je suis désolé, mon bon, mais je ne vois pas plus d’ailes sur ton échine que de poils sur un œuf.

Il a un gros soupir. Je comprends sa déception. Alors, j’ai une idée.

« Pourquoi ne l’appellerais-tu pas, la fée ? Après tout, elle t’a promis quelque chose, et elle ne tient pas parole. Appelle-la, mon gros Roudoudou.

« Oui, tu as raison. Je l’appelle.

Aussitôt il se met à braire, mais d’une façon bizarre. Je ne l’avais jamais entendu de la sorte.

Le bouc, lui, rajoute son grain de sel :

« Elle t’a bien eue, cette Méline. De toute façon, avec les femelles, c’est toujours comme ça ; si tu les écoutes, elles te font devenir chèvre.

« Tu dis ça parce que tu aimerais bien avoir une chèvre pour te distraire, bouc. Ne te réjouis pas. Toi aussi, tu vas redevenir bête, au train où vont les choses.

A ce moment précis, alors que je m’apprête à calmer le jeu, une lumière volette sous l’abri, et vient se poser sur le bord du râtelier. Je n’en crois pas mes yeux : un petit être gracieux évolue à deux pas de moi, dispensant une agréable lueur jaune doré !

« Bonsoir, les garçons ! Alors, que vous arrive-t-il ? Vous avez besoin de moi ?

« Bonsoir, fée Méline, dit Tic Tac. Oui, j’ai besoin de toi. Ça ne fonctionne pas, ton truc.

« Comment ça, ça ne fonctionne pas ? Tu veux dire que tes vœux n’ont pas été exaucés ?

« Oui. C’est exactement ce que je dis. Vois toi-même.

La fée voltige autour de lui.

« Mais tu as raison ! C’est extraordinaire ! C’est bien la première fois qu’il m’arrive une chose pareille ! Je vais recommencer.

Elle prend sa baguette magique et hop ! un nuage de poussière d’or enveloppe Tic Tac en poudroyant.

Le voici recouvert d’or !

Mais ce n’est pas tout : des ailes lui sont apparues sur le dos !

Tic Tac s’en aperçoit et remercie la fée.

« C’est étrange, dit-elle. Pourquoi cela n’a-t-il pas fonctionné ? Vraiment étrange. J’y réfléchirai. Allez, venez donc faire un petit tour dans les airs.

Nous voici dans le champ, sous la voûte étoilée. Tic tac pousse un petit galop en battant des ailes…et décolle soudain de quelques mètres ! Il se repose, mais trébuche et roule au sol. Je cours vers lui, inquiet qu’il se soit fait mal.

« Rien de cassé, mon gros ? Il va falloir t’habituer.

Il se relève, secoue ses grandes oreilles.

« Tout va bien, mon maître. Tu peux grimper sur mon dos. Je t’emmène.

Je ne suis pas rassuré, après l’avoir vu chuter.

« Euh !...Pas ce soir, Tic Tac, si tu veux bien. Vas-y, Pégase, vole !

Alors, mon âne repart au galop en riant, tout heureux de ce nouveau pouvoir. Il s’élève majestueusement dans l’air, tel un cygne, sous l’effet du battement puissant de ses ailes. Son dos brille sous le reflet argenté de la lune, alors en son premier quartier.

Louve est effrayée et court s’abriter dans la cabane. Le bouc, très impressionné, galope en tous sens, parsemant sa course de petites cabrioles amusantes. Il bêle sottement, regardant en l’air son camarade qui décrit des cercles au-dessus de nos têtes.

Tic Tac, ravi, braie de plaisir, en s’essayant au rase-mottes.

J’ai peur qu’il ne se casse quelque chose en s’ébouillant au sol.

« Je te déconseille le looping, quand même, mon gros nounours.

« Que dis-tu ?

Et il effectue un magnifique virage plané avant de venir se poser en courant à quelques mètres de moi.

« Parfait ! Atterrissage réussi, mon âne ! Quel virtuose ! On dirait que tu as fait cela toute ta vie.

« Depuis le temps que j’en rêvais !

Le bouc boude sous le râtelier. Louve, méfiante, est ressortie de la cabane et flaire, de loin, notre aviateur émérite, prête à s’enfuir au moindre signe suspect.

« Formidable ! Tu devrais essayer de monter sur mon dos. Tu vois bien qu’il n’y a aucun risque.

Je lui ai demandé de s’approcher de la barrière. J’y ai grimpé, puis, de là, j’ai sauté sur son dos. Mes jambes se placent juste derrière la naissance de ses ailes. Je ne suis pas rassuré du tout.

« En avant ! crie mon baudet qui part en courant et en battant des ailes comme une oie.

Le miracle se reproduit : il vole ! Me voici dans les airs, cramponné de toutes mes forces à sa crinière.

Le vent siffle à mes oreilles. Quel bonheur que de glisser dans l’air frais de la nuit, sans bruit !

Tic Tac a pris le régime de croisière. Tel les grues que nous avons vues dans le ciel l’autre jour, il rame régulièrement à grands coups de ses ailes immenses. A chaque battement, son corps tombe un peu avant de remonter vers l’avant, tout à fait comme le font les oies.

Voir les champs et les bois de cette façon-là m’émerveille autant que mon âne, qui ne cesse de s’exclamer :

« Que c’est beau, mon maître ! Quel prodige que de se déplacer librement dans les airs !

Pas très rassuré, je suis couché sur son encolure, accroché comme un furieux aux poils de sa crinière. Les jambes me font mal tant je lui presse les flancs, de crainte de tomber.

« Ramène-moi, Doudou, je t’en prie. Je commence à avoir le mal de mer.

Lui, rigolant :

« Quel pleutre tu fais ! Nous n’avons pas parcouru trois cents mètres que tu veux déjà rentrer.

Au sol, Louve, le nez en l’air, court en jappant bruyamment. Je ne suis pas sûr qu’elle ait bien compris ce qu’il se passe.

« Après un virage serré qui manque de me précipiter au sol, Tic Tac rame à grands traits vers la cabane.

« Attention à l’atterrissage ! Mesdames et Messieurs, attachez vos ceintures !...

« Tu fais à la fois le pilote, le steward et l’appareil, osé-je prudemment.

Le contact au sol se fait en douceur. Il progresse vite, cet animal !

Je saute à terre, moulu comme si j’étais passé sous un troupeau de bisons.

« Eh bien ! Tu vois, gros nigaud, tes dons sont revenus. Mais rappelle-toi : que la nuit !...

Une petite voix cristalline se fait entendre tout à coup.

« Bravo, vaillant coursier des airs ! dit cette voix.

La fée, oubliée tous ces instants, réapparaît.

« Tout va bien, à ce que je vois. Tu ne m’as même pas attendue, du coup. Ce n’est pas grave. Il se fait tard. Je dois aller me reposer. Au revoir à tous, mes amis. A demain.

 Là-dessus, elle disparaît soudainement.

Me sentant brusquement très las, pris d’un violent désir de sommeil, j’abandonne mes bêtes à leur triste sort (si je puis dire)…

J’avoue que tout au long du chemin du retour vers mon logis, je n’ai cessé de me pincer pour voir si je n’avais pas rêvé.

J’ai dû rêver, assurément, me dis-je. Je ne sais pourquoi, mais je songeai alors à ce conte du Moyen-Âge, où un voleur naïf, pensait s’introduire dans la maison d’un riche bourgeois, en glissant sur un rayon de lune…

J’ai eu un peu l’impression d’avoir glissé sur les rayons de lune, ce soir…

 

A suivre…



30 ème ânerie

25 mars 2013

Tic Tac m’a fait peur

 

« Sais-tu que tu m’as fait peur, hier soir, mon Roudoudou ?

« Ah ? Moi, je t’ai fait peur ?

« Oui, mon gros Patapouf, tu m’as fait peur.

« A quel moment ? Et comment donc ?

« Eh bien, figure-toi que comme j’approchais du champ, je ne repérais pas ta silhouette. Il était tard, te rappelles-tu ? La nuit était tombée, et comme le ciel était couvert, la lumière lunaire ne parvenait pas à filtrer à travers la couverture nuageuse. Donc, les ténèbres étaient assez épaisses, et je ne te voyais pas. Tu n’étais pas à la barrière, comme d’habitude. J’avais beau scruter l’obscurité, je ne devinais nulle part ta présence. Ce n’est qu’en approchant un peu plus, dans les derniers mètres, que je t’ai pressenti. Une grosse masse sombre gisait au sol, non loin de la clôture. J’ai senti que c’était toi. Tu ne bougeais pas. Je t’ai appelé. Rien. Pas de mouvement. C’était tellement inhabituel de te voir allongé, sans bouger, sans répondre à mes appels, que j’ai craint soudain qu’il ne te soit arrivé quelque malheur. Approchant davantage, je perçus que tu tentais de te relever, mais en vain. Ça y est, pensai-je, il s’est cassé quelque chose, en faisant l’andouille. Il a dû rater son atterrissage. Je t’imaginais, t’écrasant pesamment sur l’herbe. Ah ! Mon Dieu ! Mon cœur a battu la chamade, je t’assure ! Finalement, tu es parvenu à te redresser. Quel soulagement ! Je ne me voyais pas te relevant et te portant sur mes épaules jusque chez le vétérinaire. En somme, tu dormais profondément, tout bêtement. Et moi, je te croyais mort ! Ai-je été stupide ! Heureusement, tout va bien. Je suis rassuré.

« Mon maître, c’est gentil de ta part de t’inquiéter de moi. Mais, rassure-toi, je suis plus solide que tu n’imagines. Ceci dit, je dois t’avouer qu’il m’arrive de m’inquiéter pour toi. Lorsque tu viens très tard, le soir, que la nuit est tombée, ou pire encore, quand tu ne viens pas, parfois, de la journée. Je me fais un sang d’encre. J’ai peur qu’il ne te soit arrivé malheur. A ton âge, ça pourrait arriver, non ?

« Hum ! Oui, sans doute. A mon âge, comme tu dis, on devient plus vulnérable aux maladies, aux accidents, et puis, on s’use. Le cœur peut lâcher, en effet. C’est gentil de ta part de me rappeler que je suis devenu vieux. J’ai tendance à l’occulter. Mais, grâce à toi, je suis tranquille : je n’oublierai pas. Je te remercie bien, mon Tic Tac.

« Ne te vexe pas, mon maître. Le temps passe pour tout le monde. En réalité, on commence à vieillir dès la naissance.

« Oui. Bon. On ne va pas en faire une pendule, maintenant. On pourrait peut-être parler d’autre chose ?

« Oh la la ! Quel grognon ! S’il faut maintenant que je censure mes propos en ta présence, je finirai par ne plus t’adresser la parole. Heureusement que le bouc parle, maintenant. Au moins, avec lui, pas de censure. Il a oublié d’être malin. C’est plus simple comme ça. Pas vrai, bouc ?

L’autre a émis un borborygme incompréhensible. Il tenait sa tête baissée, stupidement.

« Oh ! Robin ! Je te parle, a ajouté Tic Tac. Tu pourrais répondre quand on t’adresse la parole.

« Trois ! fit l’autre, brusquement sorti de sa léthargie.

J’avoue que j’en fus surpris.

« Quoi, trois ? reprit mon âne. Qu’entends-tu par là ? Je ne comprends pas.

Silence buté du souffre-douleur.

«Tic Tac s’impatiente.

« Eh bien, parle, bougre d’homme ! D’où ça sort, trois, comme ça, sans prévenir ?

« Ben, j’essaie de compter. Toi, l’âne, tu comptes bien. Pourquoi je ne compterais pas, moi aussi ?

« Ne te fatigue pas, tu vas attraper la migraine. Cela fait plusieurs jours que j’essaie de t’apprendre, en vain. Tu butes sur le trois, tu n’y arriveras jamais. Je t’assure, tu vas avoir mal entre les cornes si tu réfléchis trop.

« Evidemment, tu te fiches de moi, encore une fois. Heureusement que notre maître est plus gentil que toi. Lui, au moins, il ne se moque pas.

J’écoutais ces deux-là converser comme si c’était tout naturel. Je dus faire un effort pour réaliser que j’étais là, à écouter un âne et un bouc échanger des propos aigres-doux. J’aurais dû m’étonner. Pourtant, c’était si naturel.

Comme j’allais intervenir, un froissement d’aile léger se fit entendre. Une lumière douce apparut. C’était Méline. Elle vint se poser sur le râtelier, selon son habitude.

« Salut, les gars ! Alors, on fait comme les papes ?

« Bonsoir, fée, avons-nous répondu avec un parfait ensemble.

« Pourquoi parles-tu des papes ? dit Tic Tac.

« Mais, gros bêta, parce que quand deux papes sont ensemble, que crois-tu qu’ils font ?...Ils papotent. Celui qui a trouvé ça ne manque pas d’humour.

A ce moment, mon baudet étendit ses ailes, qui sont fort grandes, et les secoua, ainsi que le font les coqs et les poules de temps à autre.

« Tu te prends pour un cane ? fis-je, agacé par cette manière de nous montrer sa supériorité. Bientôt, tu vas nous pondre un œuf…

Mon ironie ne faisait rire que moi. Je l’ai bien compris. Alors, je me suis excusé.

La fée a invité Tic Tac à venir jouer avec elle.

« Tu viens, mon Pégase ? a-t-elle dit. Nous allons faire un loup. Attrape-moi, si tu peux.

Et hop ! elle s’envole de dessous l’abri en me passant sous le nez. Louve, d’instinct, s’est jetée sur elle pour la happer, croyant sans doute avoir affaire à une guêpe ou un oiseau. J’ai dû la gronder.

Tic Tac est sorti à reculons de l’abri, a tourné la tête en tous sens.

« Où es-tu, Méline ? Je ne te vois pas. Où t’es-tu cachée ?

« Je suis ici, mon pégase, sous le marronnier.

Comme Tic Tac se précipite vers elle, elle s’enfuit au-dessus du pré. Lui bondit après elle dans une course poursuite folle. Elle volette autour de lui quand il croit l’avoir attrapée, s’élevant brusquement ou se détournant soudain. Elle tourbillonne tant et tant autour de mon pauvre baudet qu’il en devient fou, ruant et donnant de la tête en tous sens.

Louve s’est enfuie dans le fenil et s’est cachée sous la paille.

Robin reste bloqué sur ses pattes, comme prostré.

« Tu ne joues pas avec eux, Robin ?

« Non. Je n’aime pas les gamineries. Il a bonne mine, ce gros patapouf, à folâtrer et cabrioler après une fée !

J’ai compris. Il est jaloux. Ma parole, c’est tout ce qu’ils savent faire, être jaloux. C’est horripilant, à la fin. Je décide d’aller voir si Tic Tac va parvenir à toucher la fée.

Mais Méline s’est élevée vers le ciel nocturne constellé d’étoiles. Je ne la repère que par la lueur qui émane d’elle. Tic Tac a pris son élan, galopant à fond de train en battant des ailes, et s’envole à la poursuite de la fée. Bientôt, je ne les distingue plus. Je reste là, le nez en l’air, à observer les constellations et la lune, alors dans son plein. Je songe.

Après tout, c’est plutôt bien, qu’il vole, mon Tic Tac. Je suis content pour lui.

Mais Robin me tire de ma rêverie. Il est près de moi, debout sur ses pattes arrière, tête baissée, en posture d’attaque.

« Allez, joue avec moi, Maître. Je vais essayer de t’attraper.

« Non, dis-je. Faisons le contraire. Tu es assez bête pour m’encorner. Joue plutôt avec Louve.

J’ai dit ça sans réfléchir. Parce que louve était revenue dans mes jambes. Je n’ai pas eu besoin de le répéter. Louve s’est mise aux trousses du bouc illico. J’ai dû la rappeler. Louve aime bien jouer avec le bouc. Pas lui.

Finalement, Pégase est revenu vers nous, a amorcé un large virage, puis a atterri comme un cygne majestueux sur un étang. Sauf qu’il a fallu que je m’écarte, sous peine de le voir m’aplatir comme une crêpe.

« Ouah ! Super, les amis, cette virée ! Quel bonheur de glisser dans l’air sous les étoiles ! Vous devriez demander à notre amie Méline une paire d’ailes, vous aussi. Nous pourrions former une escadrille…

« …de joyeux drilles …

Je n’ai pas pu me retenir. Je suis poète, après tout. La rime reprend ses droits.

« Hélas ! intervient Méline de sa voix ténue comme celle d’une clochette, ce n’est pas possible.

« Pas possible ? reprend Tic Tac. Et pourquoi ?

« Parce que je ne puis intervenir sur les hommes. Cela m’est interdit.

Il y eut un silence. Tout le monde réfléchissait. Sauf le bouc.

« Mais pourquoi ne peux-tu intervenir sur les humains ? reprend mon baudet, têtu.

Visiblement, il tenait à me voir voler de mes propres ailes. A mon âge, eût-ce été bien raisonnable ?

« Les hommes ne sont pas raisonnables. Ils ne font que des bêtises. Notre syndicat nous interdit de les aider en quoi que ce soit. Ils ne méritent pas notre attention, comprends-tu, mon beau Pégase ?

Son Pégase, il se rengorgeait, fier comme un pou sous le compliment.

Elle ajouta, se tournant vers moi avec un petit sourire triste :

« Je te demande pardon, Poète, mais je ne puis rien faire pour toi. Pourtant, j’aimerais bien, vraiment. Car tu es un poète. Je ne t’ai jamais vu abîmer la nature, ni faire de mal à Tic Tac ou à Robin. Tu mériterais que je t’aide, c’est certain. Et puis, j’ai beaucoup de sympathie à ton endroit. Mais je sais qu’une fée s’est déjà penchée sur toi, et que tu n’as plus grand-chose à souhaiter, puisqu’elle comble tes vœux les plus secrets, n’est-ce pas ?...

« Je te remercie, Méline. Mais je ne crois pas, en effet, avoir de souhait à exaucer. Si ce n’est, mais tu n’y peux rien, hélas ! que la nature se réconcilie avec les hommes. Toutefois, merci de ta gentillesse, fée.

Le silence s’est installé. Chacun réfléchit. Sauf Robin.

Je caresse le museau de mon gros nounours, qui se laisse faire avec bonheur. Pour un peu, il ronronnerait.

Puis Méline a déposé un léger baiser à chacun de nous : sur le chanfrein de mon Tic Tac, sur mon front, sur celui du bouc. Même Louve, y a eu droit. Elle semble avoir compris que Méline n’était pas une vulgaire guêpe.

Il y a eu comme une vague de tristesse après son départ.

Tic Tac a eu un gros soupir. Robin a frappé du pied, baissant les cornes devant Louve qui s’approchait d’un peu trop près de lui.

 

Et je suis rentré, les mains aux poches.