Certes, le rythme de ces récits a baissé, mais je m'efforcerai de continuer à vous relater la vie de Tic Tac...

Ânerie N°55

19 novembre 2013

Qui bene amat bene castigat

 

Eh bien, ce jour, voici qu’une nouvelle idée a fusé de je ne sais plus trop quelle cervelle fumeuse : « Tu devrais installer une chambre d’amis dans la cabane de Tic Tac ! »

La belle idée ! Après tout, il y a de la place.

Avant toute chose, j’en ai parlé, cela va de soi, à mes amis du terrain. À propos, il est plutôt gras, le terrain, en ce moment. Comme après chaque période de pluie. Mais on s’adapte, vous comprenez ? On chausse des bottes. Pas des cuissardes, tout de même, mais enfin, les bottes ne sont pas un luxe. Ah, dame ! À la sortie de chacune de mes expéditions – le plus souvent nocturnes – il est préférable de décoller la boue qui alourdit inélégamment mes chausses (façon de parler).

Où en étais-je ? Comme dit mon âne :

« Tu vieillis, mon maître. Tu ne suis pas le fil de tes discours, tu te perds sans cesse en digressions.

- En digressions ? Vraiment ?...Tu m’étonnes. Tu dis cela pour me vexer. Je ne digresse pas. Il est vrai que je ne dégraisse pas non plus. Ce serait plutôt le contraire. Toi aussi d’ailleurs. J’observe que tu te portes plutôt bien, mon gros. Bientôt, avec toute cette eau qui reste sur le champ, on ne verra plus que tes naseaux, tes oreilles et ta bedaine, et on te prendra pour un hippopotame. »

 Là-dessus je ne pus m’empêcher de rire de bon cœur, imaginant la scène. Bon. Lui, ça ne l’a pas fait rire, l’hippopotame. Mais alors, pas du tout. Il m’a poussé les côtes de sa tête.

« Tiens. Ça t’apprendra à te moquer de ton âne, bougre d’homme ! Hippopotame ! Non mais ! Te rends-tu compte de la façon dont tu me traites ? Toi, tu n’es pas un hippopotame, - quoique…- mais bel et bien un mufle de première classe. Et tu prétends que tu ne digresses pas ? Alors, reprends donc ton idée première, si tu peux… »

Sur ce coup, il m’a eu. J’en étais bien incapable. Heureusement que je prends des notes de nos conversations. J’ai consulté discrètement mon calepin. Puis, triomphal :

« Je parlais des bottes, Tic Tac.

- Oui, mais avant ? Hein ?...Et sans consulter ton carnet, je te prie… »

Ouh la la ! Il est dur avec moi. Et je ne peux même plus le rouler ! Enfin, le rouler, c’est pour dire, parce que, s’il fallait vraiment que je le roule, mon baudet, dans la brouette à fumier, par exemple, eh bien, ce ne serait pas de la tarte !

«  Bon, tu as gagné, Roudoudou, j’avoue. Je digresse, c’est vrai, et je perds le fil de la bobine. Sais-tu que cela m’attriste beaucoup, mon âne ? Et puis, ne sois pas trop sévère avec ton maître. Si je me moque un peu de toi parfois, c’est par affection, comprends-tu ?

- Oui !…Qui bene amat, bene castigat…

- Pardon ?...

- J’ai dit : qui bene amat, bene castigat.

- Plaît-il ?...

- Tu ne connais donc plus ton latin ? C’est pourtant toi qui m’as appris cette belle expression. »

J’avais beau chercher, je ne parvenais plus à me souvenir. Il eut pitié de ma mémoire défaillante.

« C’est un proverbe latin qui signifie littéralement : qui aime bien châtie bien. Tu piges ? »

Je devais avoir un drôle d’air, car il poursuivit :

« Tu baisses, décidément, mon maître Voici que les rôles s’inversent. Il semble que je sois devenu le maître et toi l’élève. On n’inflige de la souffrance qu’à ceux que l’on aime bien, car la punition conserve toujours une valeur éducative. Voici pourquoi tu te moques de moi : c’est pour m’aider à progresser. Remarque : tu ne m’as jamais fait souffrir, puisque tu ne m’as jamais battu, et tes piques sont bien affectueuses, j’avais compris. C’est notre façon d’être entre nous, une façon de nous montrer qu’on s’aime bien, dans le fond. N’empêche. Tu ferais bien de pratiquer un peu le remue-méninges : Alzheimer te guette.

- S’il te plaît, Roudoudou, ne plaisante pas avec ça. C’est trop grave. Mais tu me fais peur, là. Crois-tu que ce soient les prémices de cette maladie que tu aurais décelées chez moi ?

- Ne sois pas stupide, Francisco. Tant que tu es avec moi, tu ne risques rien. Tu as de la chance, dans le fond, de m’avoir. Grâce à moi, ton cerveau est toujours en ébullition.

- Je ne sais pas si mon cerveau bout, bougre d‘âne, mais au moins, je n’ai pas la grosse tête, moi, Monsieur. Non, mais ! Pour qui te prends-tu ? La terre ne te porte plus. Ma parole, tu te prends pour Einstein ? Méfie-toi, car tout est relatif.

- Surtout les nombres.

- Ton intelligence aussi est toute relative. Elle dépend en grande partie de moi. Et d’abord, ne m’appelle plus jamais Francisco. Je déteste. Imagine que je t’appelle Tic Tacskou, par exemple, tu aimerais ?

- D’abord, ça ne veut rien dire. Tu vois, tu as voulu faire ton malin, et tu as dit n’importe quoi.

- Au fait, il y aurait de la place, mais il leur faudrait des bottes.

- Quoi ? Qu’est-ce que tu dis, mon maître ? Encore une preuve de ta sénilité : tu nous fais des sorties incongrues. Tu devrais prendre du Sargenor.

- Eh ben, mon colon ! Voici que tu me prescris des ordonnances, maintenant ? Et, de surcroît, tu te fiches de moi ? Car tu n’ignores pas, bien sûr, que ce médicament est prescrit aux vieillards pour doper un peu leurs performances intellectuelles défaillantes ?

- Laisse tomber. Qui bene amat…

- …bene castigat, je sais. Je disais donc, cher toubib, que si j’aménageais la cabane en chambre d’hôtes, nos hôtes auraient tout intérêt à se munir de bonnes bottes en caoutchouc. Je te montre par là que ma mémoire n’est pas totalement infirme. Je te rappelle que c’était là le propos que je t’ai tenu en arrivant tout à l’heure.

- Oui, c’est juste. Allez ! Faisons la paix. Tope-là ! »

Il me tend son sabot !

« Oh ! Tu n’es pas fou ? Attention ! Tu vas ma salir avec ton sabot tout crotté !

- Peut-être mon sabot est-il crotté, mais mon jupon n’est pas mité, lui, et pour cause : je n’en porte pas. Et puis, il n’y a pas de capitaines.

- Pourquoi me dis-tu cela ? Je trouve tes propos bien étranges, mon ami. Que veux-tu dire par là ?

- Eh bien, ne connais-tu pas la chanson de Brassens, Les sabots d’Hélène ?... »

- Ouf ! Eh bé dis donc, mon bonhomme ! J’avoue que là, tu m’impressionnes. Pour un peu, je te donnerais ma guitare que tu m’interpréterais la chanson. Il ne te manquerait que la moustache. Si tu permets, j’aimerais terminer mon conte.

- Quel conte ?

- Façon de parler. Je veux dire : j’aimerais achever d’exprimer ma pensée. Mais tu me digresses sans cesse…

- Tu n’as pas besoin de moi pour digresser, je viens de te le dire.

- Peut-être, mais c’est de ta faute. Puis-je poursuivre ? Cela ne t’intéresse-t-il donc pas, ce que j’ai à te dire ?

- Si, beaucoup. Continue. Je t’écoute. Donc, tu veux aménager une chambre d’hôtes dans notre cabane ? Remarque, ce n’est pas une mauvaise idée. Il y aurait la douche, super ! Et puis, ça nous ferait de la compagnie. Ça nous changerait un peu.

- Comment ça, ça vous changerait ? Dis tout de suite que ma compagnie te déplaît ? Je t’ennuie peut-être ? Dis-le. Avec toi, je suis prêt à tout.

- Oh ! Que tu es susceptible, mon maître ! Je ne dis pas cela. Bon, alors, tu vas te décider oui ou non ?

- Tu es gonflé, je trouve, Tic Tac. C’est toi qui ne cesses de m’interrompre.

- Oui. Alors, tu vas amener des lits, des chaises, un frigo, la télé, et tout le tintouin ici ? Ma parole, mais je ne suis pas d’accord, moi ! Hein, bouc ? On ne va pas accepter cela, non ?

- Oh ! Moi, tu sais, pourvu qu’ils ne fassent pas de moi leur souffre-douleur, à l’instar de certains…

- Voilà que tu recommences tes allusions, bouc ! Tu exagères toujours. Je t’aime bien, malgré tout, tu sais, bouc…

- Oh oui, je sais ! Qui bene amat bene masticat. »

Éclat de rire énorme de Tic Tac. Louve en a sauté en l’air et s’est cognée au râtelier métallique (vous vous souvenez que j’ai changé le vieux râtelier que ce galopin de Tic Tac m’avait détruit ?...). Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire.

« Qu’y a-t-il encore ? J’ai dit une ânerie ?

- Quel sot ce bouc, décidément, tu ne changeras pas ! castigat, pas masticat. Tu es sourd, il faudra t’acheter une paire d’esgourdes. Tu as les portugaises ensablées.

- Mais tu parles argot, aussi, mon gros nounours ? Depuis quand ? Voilà encore autre chose !

-  J’ai des lettres, moi, mon cher. Je me cultive… »

J’ai jugé opportun de battre en retraite. Ce cuistre va bientôt me surpasser ! Pas question ! Décidément, je vais devoir en effet faire travailler mes méninges si je ne veux pas être semé…

Lui rigolait de derrière la palissade. Je voyais ses grandes oreilles et son museau blanc si comiques, tellement touchants ! Quel moqueur, ce Tic Tac ! Encore une qualité à mettre à son actif !

J’ai souri, puis j’ai repris le chemin de mes pénates…Et puis au diable cette idée saugrenue ! Il n’y aura pas de chambre d’amis, cet hiver, dans la cabane.

 

Ânerie N°54

31 octobre 2013

Le gant

 

Je dois vous dire, mes ami(e)s, que je crains vraiment de vous ennuyer de nos aventures. Car enfin, les personnages sont peu variés, leur caractère immuable, les anecdotes répétitives. À mon corps défendant, je dois aussi vous dire néanmoins que j’éprouve toujours le même plaisir à fréquenter mon baudet. Cela vous surprend-il ? Du coup, chaque jour est unique, car il est constamment des surprises, sur ce bout de terrain.

Ainsi ce soir.

Je suis venu passer une heure ou deux au pré. Mon objectif était d’achever la pose du grillage. Je vous en ai parlé dans le précédent épisode. Je n’avais pas totalement terminé de dérouler le filet métallique. Je voulais démonter la barrière malcommode constituée de deux longues perches de bois horizontales et de grillage qui interdisait jusque-là l’accès au petit enclos du foin pour la remplacer par une portion de clôture grillagée amovible.

Donc, j’entre sur le domaine de Maître Tic Tac, baudet de son état, le ci-devant facétieux solipède que vous devez commencer de connaître, désormais. Aussi, ce que je vais vous narrer là ne vous surprendra point.

Après nos salutations d’usage, afin de travailler à l’aise, je pose ma veste, mon cache-col et mon bonnet dans la cabane. Inutile de vous préciser pourquoi dans la cabane. Inutile de préciser également que je vérifie soigneusement que la porte de ladite cabane est bien close. J’en avais extrait les outils nécessaires à la pose de piquets (encore du piquet de châtaignier !)

Cependant, mes deux citoyens gardaient le nez planté dans leurs seaux, très affairés à absorber l’orge écrasée et les granulés de complément nutritionnel que je leur donne pendant la mauvaise saison, et dont ils sont friands.

Mais très vite, je fus rejoins par mes deux compères, une fois rassasiés.

« Ah ! Te revoilà dans la clôture, mon maître ?

- Eh oui, mon Roudoudou ! Il faut bien. Cette barrière n’était plus très pratique. Je devais l’escalader chaque fois que je voulais aborder à la réserve de l’enclos, et cela devenait périlleux, à mon âge. J’ai perdu ma souplesse d’antan. Ce que je vais mettre en place sera moins acrobatique.

- Oui…Le résultat, pour moi, sera le même : tu m’interdis d’approcher du stock de paille et de foin. C’était pourtant pratique. Libre-service. Tu n’avais même plus la peine de te fatiguer à tirer le foin de dessous les bâches. Je me servais tout seul. Tu es bien sévère avec moi, je trouve.

- Ah ! Je te reconnais bien là ! Toujours tes jérémiades ! Cesse de te plaindre, Âne-Martin. Tu es de mauvaise foi. La vérité, c’est que tu faisais une bêtise. Je t’ai expliqué cent fois que les grands vents des tempêtes auraient eu tôt fait de mettre la bâche en pièce, et ton foin et ta paille eussent été perdus, sous l’effet de la pluie, qui les aurait fait pourrir promptement.

- Tu n’es pas obligé d’utiliser le conditionnel passé deuxième forme avec moi, pédant personnage. Garde ça pour tes lecteurs. Entre nous, soyons simples. Nous sommes familiers, non ? »

- Oh ! C’est bon, Doudou ! Je t’en prie. Je parle comme je veux. J’aime ma langue, et j’ai plaisir à m’y exprimer correctement, voilà tout… »

Tout en causant, j’avais achevé le forage de mon premier trou, y présentais le piquet, grimpais dans la brouette.

Puis, je commençais à envoyer la tête métallique de la masse sur celle du piquet. Je dus remplacer mon piquet deux fois, la tête explosant sous les coups répétés du lourd maillet de fer.

J’étais si absorbé que je ne réagis pas lorsque j’entendis un drôle de bruit dans mon dos.

« Tiens ! me dis-je, ce Tic Tac est en train de s’étouffer. Il a dû avaler de travers. »

Pourtant le bruit eût dû m’alerter. Mais j’oubliai illico la chose, et poursuivis avec entêtement ma tâche. Mon assiduité paya : un piquet finit par s’élever triomphalement de terre. Je voulus reprendre mes gants de travail. Je récupérai bien le premier, posé dans la brouette, mais le second avait disparu ! J’eus beau soulever la caisse à outils, me pencher sous la brouette : bernique ! mon gant s’était envolé !

Soudain, je réalisai ce qui venait de se passer ! Mon gros compagnon, qui avait compris, ne pipait mot, et demeurait immobile, benoît, à me regarder en silence.

« Dis donc, phénomène ! Ne serait-ce pas toi qui m’aurait volé mon gant, par hasard ?...Hein, dis, parasite ? »

Rien. Pas un mot, pas un geste. Il ne bougeait ni queue ni oreille.

Je réalisai alors qu’il avait dû avaler mon gant ! Les bruits que j’avais perçus à l’instant me revinrent en mémoire.

« Saperlipopette ! C’est bien ça ! Tu as avalé mon gant ! Mais tu vas t’étouffer ! À moins que tu ne l’aies recraché… »

Je ne fus pas long à retrouver l’objet de mes recherches dans l’herbe, mais dans quel état, mes ami(e)s ! Nul doute : il l’avait mâché consciencieusement, puis avait tenté de l’ingurgiter. Heureusement, cela n’avait pas passé, et il l’avait recraché.

« Eh bien ! Vilain gourmand ! Tu l’as échappé belle ! Tu as bien failli mourir étouffé, avec ta gloutonnerie. Que cela te serve de leçon ! Cesse de manger n’importe quoi, tu en mourrais. As-tu compris, andouille ? Et maintenant, je n’ai plus qu’à m’acheter une nouvelle paire de gants.»

Pas besoin de réponse. Il se tenait coi, pas très fier de lui au fond.

Cependant, je jurerais qu’il est prêt à recommencer.

Dès qu’il me vit à nouveau occupé, lui s’occupa des piquets à tête fendue, que j’avais dressés le long de la palissade. Il les fit tomber dans la boue, en brouta l’écorce restante, les piétina, histoire de les enfoncer un peu plus dans le sol meuble de la prairie.

Bien entendu, je le grondai à nouveau. Sans compter que, fidèle à son habitude, je ne les avais pas plutôt redressés qu’il les bousculait à nouveau…

Ce personnage à longues oreilles, unique et singulier, n’obéit qu’à sa curiosité et ses fantaisies, mais surtout, il ne sait résister au besoin de me faire des farces.

Donc, je venais de retirer une corde qui liait une des perches de la barrière, et de la poser machinalement sur la clôture.

Vous penserez sans doute que je le fais exprès ? Que je m’ingénie à lui préparer des occasions de farces ? Pas du tout. D’ailleurs, comme il me venait à l’esprit que je devrais retirer ce bout de cordage de la clôture pour le mettre hors d’atteinte de ce vaurien, et que je me relevais pour le ranger, je réalisai que c’était trop tard : le goulu l’avait déjà dans la bouche, et s’enfuyait en emportant son larcin !

Je dus courir derrière lui pour le lui arracher des dents, craignant qu’il ne s’étouffe cette fois pour de bon avec ce bout de lien. Du coup, je laissai libre cours à un juste courroux et le fouettai légèrement à l’aide de ce fouet improvisé.

Il s’en fut en courant…mais ne fut pas long à y revenir. J’avais posé la lanière sur la palissade, cette fois, ne sachant vraiment pas où la poser pour le moment, pressé que j’étais d’avancer dans ma tâche, car le crépuscule tombe vite à cette saison, et le soleil, qui avait déjà entamé sa chute, n’était pas loin de sombrer à l’horizon.

Vous ne serez pas surpris de la suite : il s’en empara derechef, et je dus à nouveau le lui reprendre après une courte poursuite.

Il jouait. S’il en avait été autrement, il ne se serait pas laissé rattraper si aisément. D’ailleurs, il riait de ses tours.

« Tu te crois malin, mon coco ? Quel gamin tu fais ! Mais j’ai passé l’âge de jouer, moi. Je suis sérieux, moi, Tic Tac. Quand cesseras-tu de me faire tourner en bourrique ? »

Ma réflexion le fit repartir à nouveau dans une crise de fou-rire. Oui, évidemment, j’ai compris. Il m’imaginait en bourrique. Et c’est ça qui le rendait d’humeur si joyeuse.

Après ces interruptions, je pus finalement bricoler tranquillement et finir mon installation. Une maman passa avec sa petite fille et sa poussette. L’enfant s’était approchée du grillage, ravie de revoir cette grosse peluche vivante qui lui tendait son mufle à travers les fils de fer.

Je vous l’ai dit : mon âne adore les enfants. Dès qu’il en voit un, du plus loin qu’il se trouve, il accourt au galop.

L’autre soir, avec mes amis, nous parlions de lui. Nous parlons souvent de lui, en vérité, et il nous fait toujours rire. Or Louve – j’ai dû vous le dire, je crois, ma chienne vit dans la maison, près de moi –, entendant brusquement ses congénères donner de la voie dans les jardins voisins, démarra en trombe pour se précipiter vers la porte, histoire d’aller voir de quoi il retournait. C’est toujours comme ça. Il faut qu’elle réponde à tout prix aux aboiements des autres chiens, et, si possible, qu’elle aille voir, du haut du balcon, si, pat hasard, il ne s’agirait pas d’une de ses vieilles connaissances.

Ce qu’elle oublie à chaque fois, c’est que le sol de ma cuisine est glissant. Et, donc, à chacun de ses départs fulgurants, elle patine sur place avant de pouvoir avancer. Un peu comme on voit dans certains dessins animés de Walt Disney. Moi, j’ai l’habitude. Mais mes amis, découvrant cela pour la première fois, rirent de bon cœur. Et cela leur donna une idée, toute aussi comique : « Il faudrait l’emmener à la patinoire, ce serait marrant ! »

Ah oui, dame ! Pour être marrant, ce serait marrant. J’imagine bien ma bergère malinoise sur la glace, patinant sans pouvoir démarrer pour me rattraper – sans parler de ma propre élégance sur des patins !... – puis, étant enfin parvenue à s’élancer, incapable de s’aarrêter, au milieu des patineuses et patineurs ! …Comme au bowling ! … 

« Mieux encore  ! Emmenons Tic Tac ! »

Là, c’est Jean-Claude, assez content de lui, hilare, qui vient de lancer cette merveilleuse proposition !

Vous venez d’imaginer ma chienne partie en looping sur la surface gelée au milieu des sportifs et des élégantes, ajoutez-y mon baudet, et, pourquoi pas, luxe suprême, son copain le bouc…Je vois la scène d’ici ! Tic Tac dérivant sans pouvoir s’arrêter à la surface du lac, tel un cygne…tournant sur lui-même, pattes écartées, oreilles couchées, poussant son cri de guerre…le bouc essayant de le rattraper sur le ventre en bêlant lamentablement, et Louve cherchant à le poursuivre ; et tous ces braves gens, surpris de ce ballet inédit, qui, bousculés au passage par mon mastodonte ingouvernable, essaient de battre en retraite précipitemment !...Ah ! Mes enfants ! Quel spectacle !

Je ne pus m’empêcher de relater cela à mes animaux, ce soir, avant de partir.

La plaisanterie ne sembla pas à leur goût. Toutefois, leurs réflexions ne manquèrent pas de me surprendre.

« Mais voilà bien une bonne idée, justement, mon maître. Emmène-moi à la patinoire. Je suis sûr que ça me plairait.

- Oui, ça lui plairait sûrement, à ce grand dadais, de monter sur des patins : pour se faire remarquer, là, il est toujours le premier.

- Entendez-le donc, ce jaloux ! Veux-tu bien te taire, sot animal ! D’abord, je n’aurais pas besoin de patins, avec mes sabots, je n’aurais aucune peine à glisser. Je surfe déjà sans souci dans la boue du terrain. Allez ! C’est entendu, mon maître. Emmène-moi à la patinoire ! »

Ce ton, péremptoire ! Je n’aime guère cette façon d’autorité qu’il se donne parfois.

« C’est impossible. Jamais on ne t’autorisera à entrer à la patinoire. Il faudrait une dérogation, et ce ne serait pas facile à obtenir, autant dire inenvisageable. Écarte cette idée de ta cervelle, mon gros. Sur ce, je vous laisse. Vous pouvez toujours rêver de glissades vertigineuses, les amis, cette nuit… »

 

J’ignore si Tic Tac a rêvé de triples saltos ou autres figures acrobatiques, mais ce que je sais en tout cas, c’est qu’il n’obtiendra jamais de dérogation. J’espère, du moins…

 

Ânerie N°53

26 octobre 2013

L’arc-en-ciel

 

« Dis-moi, mon maître, je n’ai pas relevé hier, mais tu as bien évoqué la possibilité de nous amener de la compagnie ? Je n’ai pas rêvé ?

- Non, tu n’as pas rêvé. Mais j’aurais mieux fait de me taire. Ça m’a échappé, quand vous m’avez énervé.

- Bon ! Et alors ? De quoi s’agit-il au juste ? Tu veux nous adjoindre un lama, peut-être ? Ou un buffle ? Des bisons ? Un mammouth ?

- Rien de tout cela, mon gros. Mais c’est tellement inconsistant, qu’il vaut mieux n’en point parler, je t’assure. »

Il n’a pas insisté. Heureusement. Je ne tenais pas du tout à m’étaler sur des fumées, des rêveries.

Alors, après avoir distribué mes gâteries, je me suis attaqué au chantier.

Hier, Jean-Claude m’avait aidé à décharger des piquets et du grillage, ainsi que le matériel nécessaire à la pose de la clôture.

S’il en est un qui n’a pas de manqué de m’interroger sur ces nouveautés, c’est Tic Tac. Outre ces nombreuses qualités, qui abondent, bien sûr, il en possède une autre : il est curieux. Je pourrais presque dire, à l’instar de Rudyard Kipling, dans l’Enfant d’Eléphant, qu’il est plein d’une insatiable curiosité.

« Que mijotes-tu encore, mon maître ? Je me méfie de toi et de tes idées à la noix de coco.

- Voilà que tu reprends des expressions de feue ma mère, maintenant ? C’est à force de les entendre dans ma bouche, probablement. Mais dans la tienne, c’est drôle. Pour répondre à ta question, mon Roudoudou, c’est bien simple. J’en ai assez de te voir me déchirer la bâche pour voler de la paille. Alors, je vais construire une clôture à un mètre de la précédente. Je doute qu’alors tu puisses atteindre ladite bâche : à moins que tu ne demandes à la fée Méline de te doter d’un cou de girafe. Remarque, ce serait plutôt rigolo, non, un baudet du Poitou avec un cou de girafe ? »

Bon, je reconnais que cette idée m’amusait assez. Lui, pas trop, apparemment.

Il s’en fut bouder sans répondre près de l’abreuvoir.

Dans un premier temps, j’emmenai la barre, la masse, et la brouette.  Je commençai par le haut, là où se trouvait, il y a peu encore, le petit noyer que la tempête de juillet a déraciné et que nous avons dû débiter.

Il ne s’était pas écoulé trois minutes que mon casse-pieds était derrière moi, à me téter les vêtements. Premières remontrances. Je n’avais pas fini !

Je vous explique son truc. Il se positionne de telle façon qu’il m’est impossible de manier la barre : il bade, sa grosse tête juste au-dessus du trou, qu’il ne manque pas, auparavant, d’explorer soigneusement du mufle et du sabot. Une fois piqué là, impossible de le déloger. Impossible de lever la barre sans le blesser ! Alors, je ruse : je perce le trou suivant…Quand il me rejoint, je retourne au précédent. Idem pour la pose du piquet. D’abord, il m’accompagne quand je descends à la palissade le chercher (c’est là que nous les avions entreposés, mais Robin a si bien dansé dessus qu’ils sont pleins de boue !), et me suit quand je remonte, celui-ci sur l’épaule. Robin, qui suit toujours son comparse, nous accompagne aussi, cela va de soi.

Louve vaque à d’obscures occupations de bergère malinoise : elle se roule dans l’herbe ou le crottin, je ne sais pas au juste (dire qu’elle va rentrer dans la maison ce soir, avec ses pattes sales, sur le beau parquet neuf que mon fils vient de me poser !...), court après deux palombes en donnant de la voix, fourre son nez sous la bâche en quête de rats ou du chat, peut-être…Elle vit sa vie, somme toute, libre dans l’enclos (eh oui, c’est ça la liberté, pour les chiens ; entre nous, pour les hommes, est-ce si différent ?...).

Il fait beau. Chaud même, pour la saison. Il a bien plu hier et cette nuit, mais ce n’est pas trop détrempé. Idéal pour forer. La terre a été ameublie par l’eau. Aussi n’ai-je pas trop de difficultés à enfoncer la barre dans la terre et à former des trous à l’allure d’entonnoir profond d’une quarantaine de centimètres ou plus. Hélas ! La banche n’est pas loin. Cette couche de pierres calcaires sous-jacente à la terre arable, à de certains endroits, n’est pas très profonde.

« Ah ! Tu en baves, mon maître !

- Oui, tu peux le dire, mon âne. »

Je dois parfois percer la pierre dure en tapant de toutes mes forces sur la barre, jusqu’à ce que sa pointe explose l’obstacle. Comment voulez-vous enfoncer des piquets, dans ces conditions ? (d’ailleurs, j’en exploserai  deux, forcément).

« Comment vas-tu t’y prendre pour enfoncer les piquets, maintenant ? », demande le bouc, qui a suivi avec attention toute l’opération, tout autant que son compagnon, étonnamment muet, pour l’instant.

« Eh bien, ballot, lui répond mon baudet, c’est simple : il va monter sur mon dos…

- Ah bon ? »

Robin a l’air surpris.

Tic Tac explose de son rire tonitruant.

« Tu gobes vraiment tout, toi. Quel crédule tu fais !

- Bidule toi-même ! Après tout, pourquoi pas ? C’est pas si idiot.

- C’est toi qui es idiot. Il va monter dans la brouette, je parie, pour prendre de la hauteur. Généralement, il nous fait de la voltige sur les bords de la benne du pick-up. Mais là, il est venu à pied. À moins qu’il ne saute en l’air avec sa masse pour chaque coup donné au piquet, je ne vois pas très bien comment il s’y prendrait. C’est ça, l’ennui, quand on manque de hauteur. Pour un auteur, manquer de hauteur, ça la fout mal ! »

Et là, j’ai droit à nouveau à son rire de mastodonte. Louve, du fond du champ, le regarde avec inquiétude. Décidément, elle ne s’habituera jamais.

Évidemment, je me suis vexé.

« Dis donc, trou du c… ! Pour qui te prends-tu ? Certes tu dépasses bien d’une bonne tête toute la confrérie de tes semblables, mais cela ne te donne pas le droit de le prendre de haut, si je puis dire. Est-ce que je t’accable de tes incompétences, moi, brigand ? Un peu de respect, que diable ! D’ailleurs, je suis armé : si tu récidives, gare à toi !

- Oui ! C’est cela ! Vas-y, notre maître ! Mets-lui en un bon coup sur la cabosse. Mais méfie-toi : il l’a si dure, que tu risques de casser ta masse. Voilà qui lui rabattra son caquet, à ce fier-à-bras ! »

Bien sûr, ça n’a pas manqué : mon âne s’est rué sur le bouc, qui n’a eu que le temps de déguerpir. Mais cela a le don de déclencher un réflexe chez ma chienne, qui ne manque jamais, alors, de lui courir aux trousses. Gare à lui s’il se trouve coincé dans un coin !

Pour ce qui est d’enfoncer les piquets, imaginez la scène.

Votre serviteur, en sa belle tenue d’âne (chapeau déformé, veste en loques, à cause de ce coquin de baudet, en salopette de grosse toile bleue et en bottes), perché dans sa brouette à fumier, la masse à la main, veillant particulièrement à ce que son centre de gravité ne se déplace pas trop hors du triangle que forment les pieds et la roue. Vous imaginez ? Avec son âne tout contre lui, qui ne trouve rien de mieux que venir se frotter rudement à lui, en quête de tendresse…

Bon.

« Dis donc, Roudoudou. Je t’aime bien, c’est sûr. Mais crois-tu que ce soit vraiment le moment de faire montre de familiarité à mon égard ?

- Mon maître, ce n’est jamais le bon moment avec toi. Zut ! Tu n’es pas toujours aussi longtemps avec nous, alors j’en profite.

- Je sais. Je te comprends, mon gros Patapouf. C’est vrai que je t’aime bien. Mais on ne va pas passer notre temps à s’embrasser. J’ai des choses sérieuses à faire, moi.

- Tu me fais penser à Saint-Exupéry, tiens, avec le petit Prince. C’est vrai, au fond. Vous, les hommes, et particulièrement les grandes personnes, vous semblez sans cesse préoccupés de choses graves et urgentes. En fait, tout bien réfléchi, vous usez votre temps à passer à côté des choses essentielles, je crois. »

Il n’a peut-être pas tout à fait tort, pensai-je. J’avais sous les yeux l’image de l’aviateur en panne dans le désert, avec sa clé à molette, penché sur le moteur de son avion, et du petit Prince, assis non loin de lui…

Du haut de ma brouette, je lui enserrai brusquement le cou à deux mains. Je demeurai ainsi, le visage dans sa douce fourrure brune, quelques instants, sans penser à rien d’autre qu’à ce bonheur futile, sans doute, partagé avec cet être étonnant qu’est mon âne.

Je redescendis sur terre assez brutalement. J’avais oublié que j’étais dans la brouette…

Je dus ruser aussi pour enfoncer les piquets : cet olibrius s’ingéniait à poser sa grosse tête juste à côté de celle de ma cible. Impossible de lancer ma masse sans risquer de le blesser. J’ai beau être très habile à ce jeu-là, une maladresse est vite arrivée. Même ruse que pour les trous. Je m’active au piquet suivant.

Seulement, j’ai chaud à m’agiter ainsi du haut de ma brouette. Je pose ma veste, sachant que j’ai intérêt à la surveiller de près. Néanmoins, par trois fois, il parviendra à ses fins, et mâchonnera placidement mon malheureux vêtement, ce qui ne me fait pas rire, car j’y ai déposé dans l’une de ses poches, mon précieux téléphone portable !

En outre, à deux reprises, je devrai le chasser de la bâche, qu’il s’apprêtait à nouveau à percer pour accéder à la réserve de nourriture, et le gronder pour avoir coincé entre ses dents le ruban de mon décamètre avec lequel il voulait se sauver !

 

Que de péripéties sur ce simple carré de prairie ! Quelle patience ne me faut-il pas pour supporter cet âne !

Mais j’ai bien vu son air consterné, au crépuscule, quand, le nez au ras de la nouvelle clôture, il considérait tristement l’objet de ses désirs, désormais, il l’avait bien compris, totalement inaccessible. J’en eus pitié.

Derrière lui, c’était au ciel du soir une apothéose de lumières colorées violemment : roses vifs du couchant contraints par d’épais nuages gris laissant percevoir, par des trouées, des lambeaux laiteux, et puis, la campagne fut inondée soudain d’un flot d’une lumière dorée qui peignait toute chose et les pelages de mes animaux d’un jaune un peu fluorescent : c’était insolite, étrange et beau. Louve me regardait, étonnée. Méline apparue soudain, voletant dans les gouttes de la pluie fine qui tombait, en avait les ailes scintillantes, et, pour une fois, ce ne fut pas sa magie qui habilla mon baudet d’or, mais celle, si naturelle, d’un singulier coucher de soleil. Au nord, l’arc irisé majestueux formé par la combinaison des éléments lumière et eau dans l’air, au-dessus des arbres lointains et des toits du village, composait une large bande immense et multicolore parfaitement nette et régulière sur les nuages gris. Et je ne pus m’empêcher de repenser aux Écritures, quand, après le Déluge, Dieu dit à Noé : « Désormais, je mettrai au ciel mon arc en signe d’alliance avec tes semblables, jusqu’à des temps indéfinis ».

Dieu n’est-il pas là, parfois, à notre insu ?...Il suffit de savoir regarder…

Ânerie N°52

24 octobre 2013

La prostate du bouc

 

Il y a deux jours, de la barrière, je cherchais Tic Tac des yeux.

« Tiens ! Il est au coin de l’enclos de la réserve de foin et de paille ! », me dis-je, l’apercevant enfin, à demi-caché derrière le tas bâché.

Je l’appelle. Il me regarde, oreilles dressées. Chose curieuse, il met du temps à démarrer, comme si, soit il ne me reconnaissait pas, soit, et c’est plus probable, il se moquait. J’entre sur le terrain. Bien sûr, il vient à moi. Il réclame ses friandises, flairant mes mains, mes poches. Il semble qu’il n’y ait que cela qui l’intéresse. Il pince la poche de ma veste et tire dessus pour m’indiquer avec autorité ce qu’il désire. Heureusement, ma tenue ne craint plus rien.

Tout en lui parlant et le flattant de la main sur l’encolure, je suis parvenu au coin de l’enclos derrière lequel il semblait fort occupé. Là, je comprends tout de suite : il a percé la bâche de ses dents pour brouter la paille qu’elle abrite ! Il en est toute une brassée dans l’herbe.

Bravo ! Tic Tac ! Encore une bêtise !

J’ai passé un bon moment à tenter de protéger cette passée du prédateur dans le polyane.

Eh bien, ce soir, rebelote ! Il était encore au coin du pailler, le museau plongé dans un autre trou de la bâche ! Maintenant qu’il a trouvé la combine, il ne va pas se priver, c’est sûr. Il faudra, dès que le temps le permettra, que je démolisse la clôture, qui est trop près des bâches, pour la reconstruire plus loin. Du travail en perspective.

« Mon pauvre Tic Tac ! Avec toi, une bêtise n’attend pas l’autre ! Comment veux-tu que je m’en sorte, avec un lascar comme toi ? Te rends-tu compte ? Tu finiras par me rendre chèvre, avec tes tours.

- J’aimerais bien voir ça, me répond-il en riant. C’est Robin qui serait content.

- Oui, j’aimerais bien que tu deviennes chèvre » ajoute celui-ci, qui n’a rien compris à l’affaire, une fois de plus.

- Cessez, vous allez me rendre malade, tous les deux. Quand je pense que j’avais envisagé de vous amener de la compagnie ! Eh bien, ce n’est certainement pas en continuant vos bêtises que cela se fera ! Vous pouvez me croire !

- Oh la ! bêle le bouc. Vos bêtises ! Doucement ! Qu’ai-je fait de répréhensible, moi ? Parle pour lui, mon maître, mais moi, je ne suis pas concerné.

- « Répréhensible » ! reprend l’autre. Et d’où tiens-tu ce nouveau mot, bouc ? Méline aurait-elle à nouveau exaucé un vœu pour toi, ballot ? Tu m’étonnes. Tu as dû me l’entendre dire lorsque je parlais avec elle, l’autre soir. C’est ça, sûrement. En outre, tu sembles bien avoir compris le sens du mot. Là, sincèrement, tu m’étonnes, minable.

- Dis-donc, minable toi-même. L’intelligence n’est pas proportionnelle à la taille des oreilles, sais-tu ? La preuve : ta réflexion montre toute ta sottise, espèce d’âne.

- Silence, tous les deux ! Vos querelles me saoulent. Quand donc finirez-vous de vous chamailler ? Tic Tac ! Reconnais tout de même combien notre ami bouc a progressé, tant dans son langage que dans l’acquisition de savoirs, et tant mieux si c’est grâce à toi. N’est-ce pas remarquable ?

- Remarquable, remarquable…Et moi, tu n’as pas remarqué comme j’ai progressé ?

- Pour ça, oui, j’ai remarqué. En malice, assurément. Pour le reste, je demande à voir.

- Comment ça, je demande à voir ? C’est tout vu, mon maître. Il faut être aveugle, comme toi, pour ne pas t’en être aperçu. Teste-moi, pour voir.

- Arrête, Doudou. Je te crois. Nul besoin d’examen. Je sais à quel point tu es savant. »

«  Parfois même, je crois que je le regrette », ajouté-je en aparté.

- Eh bien, justement. Fais-moi passer le bac, tu verras bien.

- Tu sais bien que tu as une sainte horreur de l’eau.

- Quel rapport, je te prie ?

- Tu veux passer le bac, mais tu n’as jamais pu traverser un ruisseau, ni à gué, ni sur un pont : tu n’imagines pas prendre le bac pour traverser un cours d’eau ? Sérieusement ?...

- Oh ! Qu’elle est bonne, celle-ci ! Ouh !...Et tu te crois malin ? Tu vas m’inscrire au centre d’enseignement par correspondance. En juin, je passe mon bac. C’est dit.

- Allons, ne rêve pas, mon ami. Nul n’a jamais vu un âne passer le bac. C’est tout simplement hors de question. D’ailleurs, je te rappelle que tu ne parles à personne, hormis moi-même. Or, il faut parler, au bac. Il y a des épreuves orales. Tu vois bien qu’il ne faut pas rêver.

- Mmmh !... »

Là-dessus, notre Robin se met à pousser un bêlement si drôle, que je jurerais qu’il riait. Tic Tac ne s’y trompe point. Il fonce sur le bouc et le mord cruellement sur l’échine, lui faisant à la fois pousser un cri de détresse, et piquer des deux au fond du clos !

«  Es-tu bien méchant, Tic Tac ! Quand cesseras-tu de martyriser ce pauvre bouc ? N’est-il pas ton ami ?

- Moi, ami de ce sot animal, jamais de la vie ! »

Sur ce, il tourne les talons et repart paître l’herbe tendre nouvellement repoussée après la pluie.

Mais il revient vers moi. Robin, non loin de nous, urine copieusement. J’ai remarqué qu’il répète souvent cette action, d’une façon qui m’inquiète soudain..

«  Dis-moi donc, Robin ? Tout va bien ? Je trouve que tu urines souvent.

- Ah ! Ah ! Ah !, explose Tic Tac, dans un rire qui fait tressauter Louve et la fait détaler comme un lapin, la queue entre les pattes. Le bouc a des ennuis avec sa prostate ! »

Robin fait profil bas, piteux. Je prends sa défense.

« Tu exagères, Tic Tac. Ne te moque pas ainsi de Robin. Cela t’arriverait, aimerais-tu que l’on se moque de toi ? Allons, sois charitable, un peu.

- Je suis au-dessus de ça !

- À dire vrai, j’ignore si vous avez une prostate, et je m’en fiche. A priori, oui. Mais vous me fatiguez avec ces enfantillages. Cessez, une fois pour toutes. Vous n’êtes pas drôles.

- C’est bien vrai, qu’ils ne sont pas drôles, ces deux-là. Tu ferais mieux de converser avec moi, maître Francis. »

Du haut du toit de tôle de la cabane d’où il est assis en sphinx, c’est le chat nous interpelle de la sorte.

Tic Tac tourne sa bonne grosse tête vers lui :

« Tiens ! Il ne manquait plus que lui ! Dis donc, avorton, pour qui te prends-tu, pour nous apostropher en ces termes ?

- Oui, ajoute Robin, c’est vrai, quoi. Pour qui te prends-tu, minable ?

- Tu n’es pas obligé de répéter ce que je dis, bouc. Il y a longtemps que tu nous espionnes, chat ? », reprend mon baudet en agitant ses oreilles, qu’il a fort grandes, comme vous savez, et qui claquent quand il les agite avec force.

- Qu’est-ce que cela peut vous faire, à vous, les frères ennemis ? Je vous appelle ainsi, parce que, tant que vous êtes seuls tous les deux, vous vous entendez à merveille. Mais dès que votre maître arrive, voilà que vous recommencez à vous chamailler. Ma parole, vous êtes jaloux ? Pourtant, il vous aime autant l’un que l’autre, j’en suis sûr.

- Non, il lui préfère l’autre ! Et puis d’abord, on n’est pas jaloux ! »

Ces deux pitres ont parlé d’une même voix.

« Mais non, vous n’êtes pas jaloux. Et je vous adore, tous les deux. Allez ! Faites la paix et n’en parlons plus ! Quel temps nous annonces-tu, chat ?

- De la pluie demain. »

Tout en parlant, il se passe la patte derrière l’oreille avec application.

« Comment peux-tu deviner s’il va pleuvoir, chat ? Moi, tu vois, j’essaie de faire comme toi, mais ça ne fonctionne pas. »

C’est si vrai qu’il a bien de la peine passer son sabot par-dessus son oreille, mon Roudoudou, et qu’il manque tomber.

Robin ajoute, d’un air suspicieux :

« Moi, je crois plutôt que c’est lui qui fait venir la pluie avec ces simagrées. Je me méfie. N’est-il pas tout noir ? On sait bien que les chats noirs ont maille à partir avec le Diable.

- Arrête, Robin. C’est du racisme, ta réflexion. Crois-tu que les chats blancs n’en font pas autant ?

- Si, bien sûr, mais ça ne fonctionne pas, avec eux.

- Tu es encore plus sot que je croyais, bouc. Décidément, si même Méline n’est pas parvenue à te doter d’un peu de cervelle, je crois que c’est sans espoir. Ton maître a raison : tu es raciste envers une partie de ma race. Tu devrais corriger ce vilain défaut. Prends exemple sur ton grand et noble camarade. A-t-il de ce genre de réflexion stupide, lui ? A-t-il jamais lié la couleur de mon pelage à mes opinions politiques ?

- Parce que tu as des opinions politiques, chat ? », ajoute Robin, stupéfait.

« Si vous parlez politique, tous les deux, moi, je m’en vais. » Ce disant, notre baudet, pardonnez-moi l’expression, lâche un vent sonore, et nous tourne le dos.

« Je dois dire, chat, que je partage un peu l’opinion de Tic Tac : ne nous engageons pas sur ce terrain. Dis-moi plutôt. Y a-t-il encore des rats et des souris en suffisance pour te nourrir ?

- Oui. Seulement, je commence à en avoir souper des rongeurs. Je me mettrai bien un écureuil sous la dent. Ou des oiseaux. J’en attrape de temps à autre. Mais ici, ce sont surtout des pies, des corbeaux, des palombes, qui fréquentent le quartier. J’ai peu de chances de festoyer de ceux-ci. Mais il m’arrive de déjeuner d’un moineau, quelquefois. Bon, je te laisse. Je pars en chasse, justement. Mon estomac crie famine. Essaie de redresser un peu les idées tordues de ton bouc, si tu y arrives…Salut, Maître Francis.

- Tu es bien cérémonieux avec moi, chat.

- C’est ma façon de faire. Autant t’habituer. Il n’est pas né celui qui bridera notre indépendance, à nous, les chats. À une autre fois ! »

Et il disparaît à travers la haie.

Robin et Tic Tac paissent tranquillement. J’ai observé que mon Tic Tac ne m’accorde plus guère de temps. Il se hâte de brouter, comme s’il allait manquer d’herbage. Il a dû sentir venir les rigueurs de la mauvaise saison.

 

Je les laisse et repars vers mon logis, la chienne sur les talons.

 

Ânerie N°51

9 octobre 2013

Les fumées de la gloire

 

Cet après-midi, nous sommes à nouveau au terrain, Jean-Claude et moi, pour achever la consolidation des clôtures.

Il fait bon. Un petit vent d’ouest souffle régulièrement, pas vraiment désagréable Le temps est calme. Tic Tac broute et nous laisse tranquilles, pour l’instant. Il nous a tellement enquiquinés hier qu’on avait envisagé, un moment, d’emmener Anne avec nous, afin de la lui donner en pâture. Ainsi, elle aurait pu lui tenir compagnie, et le distraire pendant que nous aurions travaillé. Finalement, nous avons décidé d’affronter seuls notre collant équidé. C’est courageux, notez-le.

Nous avons mis la caisse à outils et la caisse de pointes dans la brouette, afin de remonter tout cela au haut du champ. J’ai sorti du petit enclos le rouleau de grillage, au travers duquel les herbes ont poussé, depuis le temps que je l’y ai stocké. Étonnamment, les liserons qui s’étaient enroulés en nombre dans les mailles d’acier s’avèrent un régal pour notre ami à la toison brune. Impatient, il ne cesse de pincer ces végétaux entre ses dents : il nous faut attendre que Monsieur ait achevé son grignotage pour dérouler le grillage.

J’ai posé mon veston sur un bois de la clôture, afin d’être plus à l’aise pour travailler.

Jean-Claude enfonce des clous au pied d’un piquet. Il sent soudain les grosses lèvres de Tic Tac dans son dos. Voilà que ça recommence. Pendant ce temps-là, je continue à ligaturer le grillage à l’existant, trop heureux de n’être pas importuné par mon âne.

Hélas ! Ma tranquillité est de courte durée. C’est très vite mon tour.

« Mon maître ! Comme je t’aime ! Laisse-moi te faire un gros câlin…

- Oui, tu es gentil, mon gros Roudoudou, mais lâche-moi, je travaille. »

Je suis toujours touché de ses marques d’affection, mais on ne va pas y passer l’après-midi. Je reprends mon ouvrage. Nous voici un peu tranquilles. Soudain, Jean-Claude me tire de ma tâche :

« As-tu vu Tic Tac ? Regarde donc un peu… »

Ce phénomène est en passe de déchiqueter mon blouson, dont il mâche consciencieusement un pan ! Je cours sus au bandit et le met en fuite, non sans mal, car il ne lâche qu’à regret les produits de ses larcins.

J’ai posé le rouleau de fil de fer à la tête d’un piquet, ce qui m’évite de me baisser sans cesse pour couper le fil dont j’ai besoin. Nous n’aurons pas été longs à devoir intervenir à nouveau : il tente d’emporter le rouleau de fil de fer, qu’il tient dans sa bouche !

« Mais ce n’est pas possible, Tic Tac ! As-tu fini ? Tu es incorrigible ! Allons ! Fiche-moi le camp d’ici !

- Bon, ça va…Oh la la ! Monsieur est susceptible, aujourd’hui. Tu perds ton sens de l’humour, mon maître…

- C’est ça, oui. Je perds mon sens de l’humour. Mais tes farces ne font rire que toi. Cesse ces plaisanteries stupides indignes d’un âne aussi célèbre que toi. »

À ce moment précis, j’aperçois Robin le nez dans la brouette, qui essaie de grignoter le couvercle de la boîte de pointes !

« Ah, non ! Tu ne vas pas t’y mettre, toi aussi ! On dirait que Tic Tac déteint sur toi. »

Un qui rit bien sous cape, c’est mon copain !

Moi, ça ne me fait pas rire.

Bien sûr, dans les minutes qui suivent, il viendra négligemment se gratter les naseaux aux mancherons de la brouette. Il sait qu’on le surveille, alors, il prend l’air innocent. Un ange. Je vois d’ailleurs son auréole accrochée à ses oreilles. Mais je sais très bien qu’à la première occasion, il nous renversera la brouette. Aussi, je l’ai à l’œil.

« Tic Tac, si tu me renverses la brouette, tu vas m’entendre !

- Méchante langue ! Comment peux-tu me prêter de telles intentions ? Allons, mon maître ! À quoi penses-tu ? Quelle idée ! Moi, renverser ta brouette ?...Mais je m’en fiche complètement de ta brouette …Va travailler tranquille »

Un bruit nous tire presque aussitôt de notre travail : la brouette a versé, bien entendu, et voilà les cavaliers épars dans l’herbe !

« Mais, nom d’un chien ! As-tu fini tes bêtises ? On peut dire que tu as de la suite dans les idées… »

Ma colère n’est pas feinte, mais elle retombe aussitôt : il me regarde d’une telle façon que je craque et ne puis m’empêcher de rire avec Jean-Claude.

« On raconterait ça, on ne nous croirait pas », me dit-il.

C’est vrai. Il est comme ça, mon Tic Tac. Mais il sait très exactement ce qu’il fait, tout comme il sait exactement comment s’y prendre pour se faire pardonner. Il n’y a pas une once de méchanceté en lui. C’est un farceur, voilà tout.

Bon . Je dois descendre à la cabane. Bien sûr, il me suit.

« Où vas-tu, mon maître ? Que veux-tu faire maintenant ?

- Je vais chercher un piquet, mon gros nounours.

-  Pourquoi faire ? »

Il est curieux. C’est un autre trait de caractère, et non des moindres. Je vous l’ai déjà dit. Tout ce qui est nouveau dans son domaine, il doit immédiatement l’explorer.

Je remonte avec le piquet. Il me suit à distance. Je recommence à travailler, à genoux dans l’herbe, au ras du grillage. Bientôt, tout en broutant dans la pâture, il se rapproche insensiblement. Et puis, voilà ! Il vient se coller contre moi, sans cesser de brouter. Il vient, de ses dents, faucher l’herbe jusque sous ma botte !

Il est absolument incroyable. Au point que nous finissons par nous demander, Jean-Claude et moi, si tous les baudets sont ainsi, ou bien si Tic Tac est seul à se comporter de la sorte.

« Je vais l’échanger quelques temps avec un autre baudet de l’asinerie, le temps d’observer si un autre se comporterait de même », dis-je en riant à Jean-Claude.

« Bonne idée ! Au moins, nous serons fixés.

- Oh la ! Stop ! Que dis-tu, mon maître ? Tu veux m’échanger ? Tu n’as donc pas de cœur ? Tu ne m’aimes donc pas, que tu veuilles te séparer de moi ?

- Mais non, je rigole, Patapouf.

- Ah bon ! Tu m’as fait peur. Je ne mérite pas que tu m’abandonnes. Je peux te donner la réponse : les autres ânes ne se comportent pas comme moi, car ils sont beaucoup moins intelligents que moi.

- Ben voyons ! Tu ne sens pas tes chevilles enfler, par hasard, mon bonhomme ?

- Non, pourquoi mes chevilles devraient-elles enfler ?...

- Pour rien. Mais la modestie n’est pas ton fort, à ce que je vois…

- Hé ! Je plaisantais, mon maître…

- Oui, je te crois, mon bon. »

Et puis, dans la semaine, il a reçu un mail d’une admiratrice. Vous pensez comme il était fier ! Il se rengorgeait, paradant comme un paon.

« As-tu vu ce qu’elle a dit cette gentille dame ? Que je suis beau, doux, intelligent. Ce ‘est pas toi qui m’adresserais de tels compliments, ah, non ! Tu vois, je suis devenu un personnage important. Ma célébrité va retomber un peu sur toi, tu verras. Tu peux être fier de moi. J’avais raison : tu devrais m’emmener dans les salons. Quel succès j’y aurais ! Toutes les dames viendraient me caresser… »

J’ai dû le couper dans son délire.

« Stop ! arrête de gamberger, mégalomane ! Redescends sur terre…

- Mais je ne vole pas !

- Si ! Tu es dans les nuages. Tu rêves. Je ne veux pas que cela te monte à la tête. Je te signale à tout hasard, que c’est moi l’auteur de ce livre, pas toi.

- Peut-être, mais sans moi, il n’existerait pas, ce livre.

- C’est vrai, concédai-je. Mais je ne veux pas que cela te monte à la tête. Méfie-toi des fumées de la « gloire ».

- Tu n’es qu’un rabat-joie, un gros jaloux, voilà tout. Dans le fond, je te comprends, mon pauvre maître. Je séduis tellement, moi. Alors que toi…

- Quoi ! Qu’insinues-tu par là, goujat ?

- Ne m’insulte pas, je suis un baudet important, désormais. Allez, mon maître, rentre chez toi maintenant, je crois que ce sera mieux pour toi. »

Quel mufle ! On m’aurait giflé, je n’eusse pas été aussi altéré.

« C’est cela, mon cher. Et ta réponse à ton admiratrice ? Tu la lui enverras comment ?...Hein, pachyderme ! En tout cas, compte sur moi pour la lui transmettre…Hé, salut, la star ! »

 

Quelle andouille, tout de même, ce Tic Tac ! Je crois que, dorénavant, j’éviterai de lui transmettre les lettres de ses admiratrices. Ça vaudrait peut-être mieux pour sa santé mentale. Pauvre baudet ! Pourvu que ça lui passe ! Voilà que ça lui a tourneboulé l’esprit, ce panégyrique !

« Non, je ne suis pas jaloux, Môssieur ! Mais vous me semblez bien sensible aux flatteries, Monsieur mon âne. Nous allons y remédier, dans votre intérêt, sot animal ! »

Ce devait être là, approximativement le cours de mes pensées sur le chemin du retour. J’y mis fin sur un gros soupir.

 

Ânerie N°50

8 octobre 2013

Séance de réparations au pré

 

Il arrive qu’on doive entretenir les clôtures. L’été, avec la sécheresse, le bois se rétracte, et les piquets se déchaussent, ramollissant la tension des fils et des grillages. J’avais fait l’inspection, comme à l’accoutumée. Je savais que j’aurais des travaux de réfection à opérer avant la mauvaise saison. Il a bien plu  ces derniers jours, et le terrain n’est pas trop boueux. Le temps idéal pour ce genre de boulot : enfoncer des piquets.

Ainsi, flanqué de mon comparse Jean-Claude, je regagne l’enclos. Nous voici à pied d’œuvre. Hier, nous avons repris la clôture du bas, près de la barrière, qui menaçait ruine. Tout était branlant : piquets périmés, au bois pourri, à la tête fendue, grillage enfoncé, bien trop bas, et j’y voyais sans nul doute des ennuis sérieux à court terme si je n’y portais pas remède rapidement. Nous avons donc, hier, réparé ce morceau-là. Restait le haut. Nous y voici !

Au début, tout alla très bien. J’avais amené un peu de carottes et quelques croûtes de pain rassis. Pas Jean-Claude. Du coup, Tic Tac l’a snobé.

« Dis donc, Tic Tac, le gronda-t-il, je te trouve un peu gonflé. D’habitude, tu me fais la fête, en l’absence de ton maître. Pourquoi m’ignores-tu, ce soir ? Tu me fais la tête ?

- Peuh ! », fit ce mufle, la bouche pleine, tournant placidement sa grosse tête vers lui.

Je crus bon d’intervenir :

« C’est vrai, Tic Tac. Salue notre ami, s’il te plaît. »

Il grommela quelque chose d’incompréhensible, tout en secouant sa tête de haut en bas, des carottes plein la bouche. Il en bavait un jus orange qui coulait de ses babines en longs filets peu appétissants.

Je crus bon d’ajouter, à l’intention de mon ami :

«  Tu sais, il va surtout vers qui le nourrit. Ce n’est pas plus compliqué que ça.

- J’avais bien compris », me dit celui-ci, pas vraiment vexé.

Puis nous transportâmes le matériel au haut de la prairie.

Accompagnés de nos animaux, bien sûr : l’âne brun sur les talons, le bouc gambadant alentour, Louve reniflant partout.

La première partie de la séance se déroula sans problème. Nous parvînmes à retendre les fils de fer barbelé assez rapidement. À un moment, je dus passer de l’autre côté de la clôture, pour renfoncer le piquet d’angle. Je redescendis donc vers la barrière, laissant Jean-Claude seul.

Je refermai soigneusement la barrière derrière moi, montai dans le pick-up et démarrai.

Louve, restée sur le terrain, aboyait furieusement et courait en tous sens. Tic Tac, pleurant de toute son âme, arrivait au galop, suivi, dans cette cavalcade, de son ami bouc. Tous trois m’appelaient désespérément en galopant en tous sens, suivant la voiture de l’autre côté du grillage.

« Sont-ils bêtes ! Pensé-je en souriant. Il est vrai que je ne leur avais pas dit que je ne prenais le véhicule que pour aller au haut du champ, côté extérieur. »

Bref, après les manœuvres pour présenter l’arrière de la benne au plus près du poteau, je grimpai dans celle-ci, puis, de là, sur les rebords du caisson, la masse à la main pour emplir mon office. Pas de chance aujourd’hui ! Le poteau se fendit et le fer de la masse, emporté par l’élan vint cabosser ma carrosserie ! Un miracle que je n’aie pas chu ! Il s’en était fallu de  peu ! De l’autre côté du grillage, Jean-Claude eut une mine effrayée (il craignait pour ma vie, assurément, ou plus sûrement pour ma carrosserie…) et Tic Tac s’esclaffa.

«  Dis donc, bachibouzouk, ça te fait rire le malheur des autres ?

- Oui, beaucoup. Si tu t’étais vu, maladroit !

- Je manque de me tuer, et toi tu ne trouves rien de plus intéressant que de rire. Ingrat !

- Ne m’insulte pas, je te prie.

- Je ne t’insulte pas. Je dis simplement que tu es un ingrat.

- Ne recommence pas, mon maître. Où vois-tu que je suis gras ? C’est toi, plutôt, qui es gras. »

Jean-Claude riait sous cape de cette altercation.

Lui qui est très patient, dut lui expliquer le sens de ce mot que, visiblement, il faisait semblant d’avoir oublié.

Finalement, mes interventions par l’extérieur étant achevées, je réintégrai le pré. Au passage, je devais remonter un rouleau de grillage remisé dans le petit enclos de la paille et du foin. Pour ce faire, il faut escalader une barrière constituée de deux longues perches horizontales et parallèles qui courent de la cabane à un poteau. Ayant balancé le rouleau par-dessus le grillage, je grimpai à nouveau sur la barrière. Mon âne était là, collé contre cette dernière.

« Allez, mon maître. Je veux me faire pardonner : monte sur mon dos.

- Sur ton dos ? Mais non, Tic Tac, ce n’est pas le moment. »

Ce disant, je m’étais appuyé fortement sur son encolure. Il ne bougea pas.

« Allez ! Vas-y ! Monte sur mon dos, te dis-je. N’as-tu pas confiance ?

- Ce n’est pas cela, Roudoudou. Mais je n’ai pas le temps. Un autre jour.

- Oui…Tu as peur. Voilà la vérité. Tu es un trouillard. Jamais je ne t’ai porté, mon maître. J’aimerais sentir ton poids sur mon échine. Je me demande bien pourquoi, en fait, tu ne m’as jamais demandé cela. Aurais-tu peur ? »

Je serais bien monté sur son dos large et solide. J’ai failli. Je me suis couché un peu sur sa pelisse. Il ne bougeait pas.

« Il est bien capable de m’emporter au diable Vauvert », pensé-je en mon for intérieur.

Puis j’ai sauté au sol, me suis emparé du rouleau, l’ai posé sur mon dos, et suis reparti sur le gazon reverdi pour rejoindre mon esclave qui continuait à trimer tout seul en m’attendant.

 

Bientôt, quelque chose me déséquilibra : Tic Tac, m’ayant suivi, cherchait à attraper de ses grosses lèvres les liserons restés entortillés autour des brins de grillage, et que j’emportais avec moi. Je dus le gronder.

Impossible de débuter la pose de ce grillage : Robin et lui grimpés sur le treillage, se régalaient de cette friandise. Quand ces messieurs en eurent soupé, nous pûmes commencer à relever celui-ci.

C’est le moment que choisit Robin pour se faufiler entre les deux grillages ! Bien sûr, nous vitupérâmes, Jean-Claude et moi. Mais ce n’était qu’un début. Maître Baudet n’eut de cesse de taquiner mon ouvrier, lui piquant sa casquette, tout d’abord, le mordillant gentiment sur les épaules, tentant de poser le sabot dans la boîte de cavaliers, cherchant à s’emparer des outils…Une bêtise n’attendait pas l’autre. Il s’empara de ma veste de travail posée sur un piquet. Il cherchait à pousser au postérieur mon copain accroupi au pied du grillage pour enfoncer les clous. À un certain moment, il parvint à s’emparer d’un gant de travail qu’il déroba dans la poche arrière de ce dernier et se mit à le mâchonner tranquillement au nez et à la barbe (au sens propre, puisque mon ami est barbu) de celui-ci, qui n’eut que le temps de le récupérer avant qu’il ne s’échappe avec son butin.

Je dois à la vérité de dire qu’il ne nous laissa aucun répit. Notre ami Vincent, venu discuter avec nous par-dessus le grillage, riait de bon cœur.

Cet olibrius ne s’interrompit, à un moment donné, que pour charger furieusement Louve, qui n’eut que le temps de prendre la poudre d’Escampette.

Comme, malgré tout, il s’était calmé un peu, et s’était éloigné vers la clôture médiane, il revint soudain vers nous au triple galop, nous faisant tourner la tête. C’est alors que, ayant trébuché, il passa cul par-dessus tête et effectua la plus belle figure acrobatique qu’il eût jamais faite : une roulade impressionnante !

Il se releva maladroitement puis - était-ce pour se donner une contenance ? - il se prit à humer l’air avec ostentation.

« Ça va, mon gros Roudoudou ? Tu ne t’es rien cassé ? »

Il en riait encore !

« Avez-vous vu ce très beau looping ? Peu peuvent se vanter d’une telle souplesse, non ? Avouez que je vous ai fait peur ! »

Il est vrai que de voir pirouetter ce grand dadais avait de quoi surprendre.

« Tu jouais à saute-mouton avec Robin ?... »

Ce genre d’humour doucha sa bonne humeur. Il repartit dignement comme un sénateur.

Pour nous, rangeant les outils dans leur caisse, traînant la barre et la masse, nous reprîmes la direction de la barrière.

Tic Tac m’approcha (nous l’avions sur les talons), et me retint par l’épaule. Il semblait avoir quelque chose à me dire En effet, il me chuchota dans le creux de l’oreille la requête suivante, qui me laissa pantois :

Dis donc, mon maître, ne pourrais-tu pas m’acheter des chaussettes ? Tu sais, des chaussettes montantes, comme celles des rugbymen, qui ont de si belles couleurs ? 

 - Quelle est cette nouvelle lubie ? N’as-tu pas bientôt fini de me demander des faveurs idiotes ? D’où te vient cette idée aussi sotte que grenue ?

- Mais sur les terrains de courses, pardi. Si tu regardais la télé de temps en temps, tu saurais que les chevaux de course portent des chaussettes. »

- Mon bon Tic Tac, au regard de tes longs poils chauds, je pense que tu te passeras de chaussettes pour l’instant. Nous verrons cela plus tard, veux-tu ? Pour l’instant, vois-tu, mon brave compagnon, nous te laissons à tes méditations. Nous, nous avons d’autres chats à fouetter, maintenant. Nous reviendrons peut-être demain, si tu es sage. Salut mon bonhomme, à demain.

Il salua notre départ d’un vigoureux coup de bugle qui me fit penser un peu à Sydney Bechett ou à Miles Davis, et nous le laissâmes seul avec Robin, dans les mauves frais du couchant…

 

 

Ânerie N°49

2 octobre 2013

Tic Tac et la télé

 

Ce soir, le temps était très doux. C’était une belle journée d’automne, trop chaude, presque. Il est tant d’anomalies dans nos températures depuis quelques années ! Pas un souffle d’air. Une grande paix régnait sur toute chose.

Vous aurez remarqué que Tic Tac, hier, n’a pas insisté quant à ce nouveau venu dans ma famille, et que je n’ai pas insisté non plus  : souvenez-vous : mon baudet ne pourra jamais avoir de descendance, et je sais que c’est une cause de profonde tristesse chez lui, voilà pourquoi je ne suis pas revenu sur ce sujet.

Il était nerveux encore ; ce soir, sans que j’en comprenne la raison. Après nos échanges habituels, j’ai procédé à mon tour d’inspection. Ce zouave de Tic Tac avait encore fait des siennes ! Par-dessus le barbelé, il a soulevé une bâche qui recouvrait une botte de paille et l’a éventrée. Un gros paquet de paille était sur l’herbe, mais hors d’accès. Je le lui ai donné par-dessus la clôture, puis j’ai renforcé la protection de la bâche.

« Avec toi, il faut constamment être à surveiller partout, mon Roudoudou. Tu as toujours quelque bêtise à faire.

- Des bêtises, des bêtises ! Comme tu y vas. Je voulais simplement voir ce qui se cachait sous cette bâche.

- Tu mens, mon bonhomme. Tu savais très bien ce qui était dessous. Ton odorat ne te trompe guère. Avoue, coquin.

- Heu…Après tout, ce n’est pas si grave. Pourquoi ne nous en donnes-tu pas, de la paille, une fois de temps en temps ?

-  Parce que tu n’en as pas besoin en ce moment. L’herbe a bien reverdi dans le pré, il y en a en suffisance. Lorsqu’il n’y aura plus de pâture, cet hiver, je t’en donnerai de la paille, crois-moi. En attendant, profite de la verdure.

- C’est bon, j’ai compris, mon maître. Ne t’énerve pas.

- Parce que je m’énerve, moi ? Pas du tout. Je suis très calme, au contraire. »

J’entrai alors dans la cabane pour y prendre la fourche. Un chat me fila entre les jambes.

Je ne pus intervenir : Louve l’avait pris en chasse. Heureusement, elle n’a quasiment aucune chance d’attraper ces animaux : ils sont plus rapides, et surtout, ils grimpent aux arbres, pas elle. Enfin, jusqu’à preuve du contraire.

Je nettoyais un peu sous la cabane : ce gros cochon de Tic Tac y avait encore déposé son offrande…

Soudain, j’entendis qu’on me parlait.

« Dis-donc, toi, tu pourrais peut-être contrôler un peu ta chienne ! »

Je ne connaissais pas cette drôle de voix. Je me retournai. Le chat était perché sur le toit de la cabane.

« Est-ce toi qui me parles, chat ?

- Bien sûr, c’est moi. Qui veux-tu que ce soit ? Tu vois quelqu’un d’autre autour de nous ? »

Le fait est que nous étions seuls. Tic Tac broutait paisiblement au loin, Robin aussi, et Louve errait à la recherche de je ne sais quelle odeur.

« C’est vrai. Il n’y a que toi et moi. Bonjour, chat. Je te prie d’excuser ma chienne : je ne suis jamais parvenu à l’empêcher de réagir ainsi à chaque fois qu’elle aperçoit un de tes congénères. Je sais. C’est une détestable habitude. C’est plus précisément un réflexe de sa race.

- Peu importe, au fond. Tous les chiens sont stupides. Il n’est pas né celui qui me coincera. Crois-moi. N’empêche qu’ils sont agaçants à toujours nous courir sus. Tu n’as pas l’air surpris de m’entendre parler ?

- Pas vraiment. Je suis tellement habitué avec mes deux garnements que plus rien ne peut me surprendre.

- Mmmh…Tu ne sembles même pas curieux d’en apprendre un peu plus sur moi. Décidément, tu es vraiment blasé, toi. C’est l’âge, peut-être ?

- Je ne pense pas que l’âge y soit pour quoi que ce soit là-dedans. Mais je n’ai aucune mauvaise pensée à ton encontre, chat. D’ailleurs, j’aime les chats.

- Je sais.

- Comment ça, je sais ?

- Nous, les chats, avons des pouvoirs que vous, les humains, ne possédez pas.

- Ah ? Lesquels, par exemple ?

-  Eh bien, par exemple, nous devinons les gens au premier coup d’œil. Ainsi, j’ai su, au premier contact, que tu es un ami de la gent féline. Ça se voit. Je ne te demande même pas si je me trompe, c’est tellement évident.

- On ne peut rien te cacher, chat. N’empêche que je suis un peu surpris, quand même, d’entendre parler un chat.

- Ah, tiens ! Et cela ne te surprend pas de ton baudet ou de ton bouc ? Quoique, pour le bouc, en effet, ça paraisse tout à fait surprenant.

- Que veux-tu dire ?

- Oh rien ! Je disais ça comme ça…

- Je te trouve un peu sûr de toi, chat. À mes yeux, ce n’est pas trop une qualité, d’être trop sûr de soi.

- Je comprends. Cependant, j’ai des raisons.

- Tiens donc ! Ne me dis pas que, toi aussi, ton père était noble ?

- Oh ! La noblesse !...Fi !...Par contre, j’avais un ancêtre célèbre.

- Ah non ! Toi aussi ! Ça ne va pas recommencer ! Un chat qui fréquentait les cercles littéraires, sans doute ? Les salons ?

- En général, nous aimons bien les salons, mon cher, les canapés et les fauteuils, surtout. Non. Plus sérieusement. As-tu lu les Contes du Chat perché, de Marcel Aymé ?

- Bien sûr, c’est absolument savoureux.

- Eh bien, le chat de Delphine et Marinette, c’était un aïeul à moi.

- Ah oui ?...Eh ben dis donc, chat, en effet, tu as de qui tenir. Mais une chose m’étonne : d’où tenez-vous votre savoir, vous, les animaux savants ?...

- Cela doit rester secret. Je ne puis te le dire. »

J’ai laissé passer un long moment avant de reprendre.

« Au fait, cela fait un moment que tu vis là. Je t’avais déjà repéré depuis longtemps, tu sais.

- Je m’en doute. J’avais compris. J’étais surpris que tu ne cherches pas à me chasser.

- J’aime les chats. Je te l’ai déjà dit. Et puis, la paille attire les rongeurs. Ici, tu as ton garde-manger plein à l’année. En outre, tu es tranquille. Rien ni personne pour te déranger. Sauf ma chienne, parfois. Mais enfin, finalement, tu es plutôt heureux ici, non ?

- Oui. C’est exactement comme tu as dit. Bon, je commence à avoir faim. Je te laisse. À bientôt !

- A bientôt, chat ! »

Il sauta souplement dans les herbes puis se faufila sous une bâche.

« Avec qui parlais-tu, mon maître ?

- Avec le chat. Le connais-tu ?

- Bien sûr. Nous parlons de temps en temps. Mais la plupart du temps, je ne le vois pas. Ou il chasse, ou il dort.

- Tu ne m’avais jamais parlé de lui, dis donc.

- Et alors ? C’est grave ? Me l’avais-tu demandé ?

- C’est juste. Bon. N’en parlons plus. Au fait, cela n’a guère d’importance.

- Mon maître…

- Oui, Tic Tac…

- Euh…Tu ne vas pas vouloir…

- Vouloir quoi ?...

- Ben, j’aimerais bien que tu m’installes une télé, pour l’hiver.

- Quoi ?...Répète, il me semble que je n’ai pas bien entendu.

- Mais si, tu as très bien entendu.

- Une télé !

- Oui, une télé. Après tout, il y en a des petites bon marché chez Darty ou Leclerc. Pourquoi n’aurions-nous pas une télé, bouc et moi ? Après tout, tu en as bien une, toi, non ? »

J’étais sidéré. Une télé !  Il est fou, me dis-je. Où est-il encore allé chercher cela ?

« Mais qu’as-tu besoin de ça, grands dieux ?

- Bouc et moi avons décidé de nous cultiver. Hein, pas vrai, bouc ? »

Comme Robin ne répondait pas, faisant son stupide, mon baudet lui décocha un coup de tête.

« Oui, oui, bien sûr, on veut découvrir le monde.

- Ah, bien ! Alors comme ça, mes lascars, vous voulez découvrir le monde ? Mais, bougres d’ânes, ce n’est certes pas en regardant la télé que vous allez développer votre intelligence, bien au contraire. Cela vous abrutira. Vous n’avez pas besoin de ça.

- Pardon, mon maître ? Qu’insinues-tu par là ? Est-ce à dire que nous serions passablement abrutis ? Lui, là, l’avorton, je ne dis pas, mais tu n’aurais pas l’audace d’affirmer que je suis abruti ?

-  Évidemment non, Tic Tac, je me suis mal exprimé. Je veux dire que si tu comptes sur cette invention pour t’élever, alors, là, tu te mets le doigt dans l’œil. Le sabot dans l’œil, pour être plus juste. Ceci dit, c’est impossible.

- Impossible ? Et pourquoi ?

- Tu sais aussi bien que moi que pour qu’une télé fonctionne, il faut de l’électricité et une antenne.

- Et alors ? Le réseau électrique n’est pas si loin : tire une ligne.

- Tu n’y penses pas, c’est interdit, et dangereux. Et puis, je ne sais pas faire. D’ailleurs, a-t-on déjà vu un baudet du Poitou s’affaler sur un canapé devant la télé du salon ? Je t’imagine, avec le bouc, dans la cabane. Vous auriez l’air malin !

-  Parce que vous, les hommes, vous vous croyez malins, scotchés devant vos écrans ?

- Ah ! C’est donc ça ! Tu veux ressembler aux hommes ! Mon pauvre garçon ! Comme je te plains ! Contente-toi donc de ressembler aux baudets, ce ne sera déjà pas si mal. Je me demande qui t’a fourré cette idée dans la tête. Ce ne serait pas ta sœur, Anne ? Elle en est tout à fait capable, exprès pour m’embêter. Je lui en parlerai.

- Non ! Laisse mon amie Anne tranquille, elle n’y est pour rien. Cesse de te faire des idées fausses. Tu comprends, on va s’ennuyer, Bouc et moi, dans les longues journées d’hiver. Alors, on s’était dit… »

Je suis parti en grommelant. Une télé ! Une télé ! On aura tout vu ! Pourquoi pas une baignoire, tant qu’on y est ?...

 

Ânerie N°48

30 septembre 2013

Tic Tac des Séjots

Retour de Méline

 

J’ai demandé à Tic Tac si la fée du noyer n’avait pas trop souffert de la tempête qui a abattu son arbre, l’autre jour.

« Je ne l’ai pas revue depuis », m’avoua-t-il tristement.

Je suis resté silencieux. Lui aussi.

« Crois-tu qu’elle…reviendra, mon gros Doudou ?... »

Il m’a regardé de sa grosse prunelle (il ne peut guère me voir que d’un œil, vu la disposition de ses appareils oculaires de part et d’autre du crâne, tout comme les lapins et les lièvres, d’ailleurs, et d’autres animaux), puis il a dit :

« Mon maître, les fées ne meurent jamais. Sans doute l’arbre où elle avait élu domicile a-t-il disparu, mais ce n’est pas une raison pour qu’elle-même disparaisse. Je sais qu’elle reviendra un jour ou l’autre. Ne te fais pas de soucis pour elle.

- Au fait, mon gros nounours, sais-tu que je suis à nouveau grand-père ? Je ne t’en ai pas parlé ?

- Non. Tu ne me parles plus beaucoup, en ce moment. Chaque fin de semaine, voilà que tu m’abandonnes, pour aller galoper Dieu sait où. Tu me délaisses. Regarde mon poil, comme il est sale. Bon, alors, tu es content d’être grand-père ? Est-ce un petit mâle ? Tu m’avais dit que ta fille la plus jeune attendait un heureux événement, donc, c’est dans l’ordre des choses.

-  Oui, il est adorable ce petit. Mais tu es injuste, mon gros Patapouf, de dire que je te délaisse. Je t’ai brossé soigneusement vendredi, avant mon départ. Tu ne t’en souviens donc plus ?

- Non, je n’ai pas oublié, mais n’empêche que tu n’es pas venu ces deux jours. Je sais. Tu étais à Gargilesse. Tu me l’as dit. Au fait, c’était comment, ce village ? N’est-ce pas celui où séjournait souvent George Sand ?

- C’est exact. Mais comment connais-tu ce célèbre écrivain ? Tu m’étonneras toujours, Tic Tac. »

Tout en devisant ainsi, j’avais remonté le pré haut pour voir s’il ne s’y trouverait pas quelque champignon. Les deux bêtes m’accompagnaient. Louve se roulait dans l’herbe.

- Sais-tu qui se cachait en réalité derrière ce pseudonyme, Tic Tac ?

- Une femme. Je sais. Curieux qu’elle ait choisi un prénom masculin comme pseudonyme, tout de même. Oui, je sais, j’en connais la raison, ne m’explique pas. Aimes-tu ses romans, mon maître ?

-  Oui, beaucoup, mon gros. D’ailleurs j’en ai acheté un autre sur place. Tu sais que j’en ai déniché un très ancien d’elle, un de ses tout premiers romans, une pièce rare, introuvable. J’ai pris un grand plaisir à le lire. J’aime sa langue. Cet exemplaire provient de la bibliothèque de mon père, qui contient ainsi quelques pièces rares. J’ai toujours gardé ces livres en souvenir de lui. Bien sûr, et ça, c’est moins amusant, tous ces volumes anciens sont imprégnés de poussière, or, tu le sais, je suis allergique à celle-ci. Néanmoins j’ai grand plaisir à choisir de temps à autre un de ces ouvrages et à m’y plonger.

- Tu ne m’as jamais parlé de ton père, mon maître. Était-il gentil ?

-  Il était gentil, mais sévère. Il ne transigeait pas sur certains principes. J’ai donc connu des moments heureux et d’autres plus contraignants, comme tous les gamins de mon âge, à l’époque.

- Moi, je ne me souviens pas de mon père. Je crois qu’on l’appelait Orchi de Saint-Clair. Ma mère s’appelait Praline des Séjots, et moi, mon vrai nom complet, c’est Tic Tac des Séjots. Comme tu vois, je suis de noble souche. Cela doit se sentir dans mon port altier, ma démarche martiale, ma vigueur naturelle, non ?

- Euh, oui, bien sûr, mon gros.

- Apprends que mon grand-père paternel fut célèbre, et qu’il régna un temps sur les concours : il obtint, entre autres, le premier prix au concours régional de Couhé-Vérac en 1999 Ce n’est pas rien, hein ? Qu’en dis-tu ? Son maître s’appelait Monsieur Patrault. Ah c’était un beau et fier mâle que ce Cadichon, tu peux me croire !

- Je sais, Tic Tac, j’ai vu sa photo. Je te la montrerai un jour.

-  Tu ne m’en as jamais rien dit, mon maître. Rien ne me ferait plus plaisir. Que ne me l’as-tu montrée plus tôt ?

- Je n’y ai pas pensé. Mais c’est vrai qu’on devine à ses bons yeux doux et rieurs un caractère docile et facétieux. Tu as bien hérité de lui, c’est certain. »

Mon baudet secoua la tête de haut en bas, fit claquer les oreilles.

« Tu rêves, mon bonhomme ?

- Je songeais à mes géniteurs, à mes ancêtres. Au temps qui passe. Je n’ai pas gardé beaucoup de souvenirs de ma mère, tu sais. Jeune fedon[1] au poil encore tout noir et frisé, je ne songeais qu’à batifoler dans l’herbe verte et les pâquerettes, qu’à jouer avec mes petits camarades. Mon père, je ne le voyais que de temps à autre. On le tenait dans une autre prairie, assez éloignée de la mienne. Il parlait de loin avec ma mère. C’est elle qui me l’a montré par-delà les barrières. Une fois, il est passé sur le chemin qui bordait notre pré. J’ai accouru le long de la clôture pour le voir de plus près. Qu’il était beau et fringant ! Ma mère était fière de lui. J’ai eu le temps de lui flairer le museau un instant, puis l’employé l’a mené plus loin, tirant sur sa longe et le grondant pour le faire avancer. Il m’a regardé de ses beaux yeux noirs cerclés de blanc, puis il a brait longtemps et fort, se laissant entraîner à regret vers une écurie. J’ai encore le son de sa voix forte dans la tête.

- Allons ! Ne sois pas nostalgique, mon Doudou. Le temps ne peut être arrêté, il en a toujours été ainsi. Et il en va de même pour tous les êtres vivants. C’est la loi de la nature, et nul n’y peut rien.

- Je sais cela depuis longtemps, mon maître. Il arrive parfois que cela me rende un peu triste. Ce n’est rien, cela va passer. Je t’assure, n’en fais pas cas. »

Comme il repartait brouter un peu à l’écart, le bouc vint à moi, cherchant à m’affronter pour jouer, comme il le fait parfois, en s’arquant sur ses pattes arrière, et offrant ses cornes en baissant la tête. Nous avons joué un moment.

« Et toi, Robin, que dis-tu ? »

Il se grattait l’oreille de son sabot.

« Quoi ?... Je pue ?... Non mais dis donc, faudrait pas exagérer, maître. »

Il me poussait de son front.

« Que vas-tu chercher là, mon bouc ? Je n’ai jamais dit cela. J’ai dit : « Que dis-tu ? C’est tout. »

« Ah bon, je préfère…», ajouta ce susceptible personnage, prêt à en découdre à la moindre peccadille.

Il était derrière moi, à me taquiner, pendant que je travaillais à nettoyer l’auge. J’étais accroupi. Il me poussa d’un coup de tête dans le postérieur. Je faillis piquer du nez dans l’abreuvoir. Je me relevai, furieux, prêt à l’invectiver comme il se doit. Mais il riait dans sa barbe.

« Ma parole, mais tu te moques de moi, bouc !.... »

J’étais si surpris que je finis par rire de bon cœur de sa blague. De loin, Tic Tac releva paresseusement la tête afin de discerner ce qui nous amusait tant.

Je lui criai :

«  Eh ! Ballot ! Il n’y a pas que toi pour faire des farces. Ma parole, il commence à prendre de l’esprit, ce bouc !

- Il commence, il commence ! Comme tu y vas, ajouta Robin courroucé, mais j’en ai toujours eu, de l’esprit ! C’est que je le cachais, voilà tout.

- Alors, tu le cachais bien », cria Tic Tac de loin.

- Oh ! Toi, le noble, boucle-là. Je ne suis peut-être pas des Séjots, moi, Môssieur, mais je suis plus modeste. Ne croyez pas que je n’aie rien retenu de ce que vous dites lors de vos bavardages. Je pourrais vous réciter par cœur toutes vos conversations depuis deux ans, au bas mot. Si je voulais, bien sûr. Mais je ne cherche pas à briller, comme d’autres ici, moi. Je suis modeste, moi. »

À ce moment, Tic Tac, qui s’était rapproché, le chargea sans ménagement.

« Tiens, prends toujours ça, modeste ! » lança mon baudet, en même temps qu’il le forçait à s’échapper au galop.

L’autre bêla lamentablement.

« C’est pas juste ! Pourquoi dois-je toujours subir le harcèlement de ce bourricot ?

- À ta place, j’éviterais de le provoquer, cet âne, mon bouc. »

Tic Tac le regardait d’un œil torve.

À ce moment-là, on entendit une petite voix de clochette. Elle provenait de la palissade.

Tous les trois, avec un léger décalage cependant, mais presque d’une même voix, nous criâmes :

« Méline !

- Enfin, tu es de retour, ma chère Méline, enchaîna Tic Tac. Viens donc m’embrasser. »

Le petit être de lumière était assis sur la plus haute planche de la palissade.

La fée s’éleva sans peine dans les airs, ses petites ailes bourdonnant autant que celles d’un colibri, puis elle vint se poser sur le sommet du front de notre âne, pour lui déposer un gentil bécot sur le chanfrein. Sur-le-champ, Tic Tac rougit de plaisir – autant que peut le faire un baudet du Poitou de nos jours…

- Comme c’est charmant ! », s’attendrit mon bouc, ému.

Il essuya une larme du dessus de son sabot.

Les retrouvailles de ces deux-là étaient décidément émouvantes.

- Et nous, alors, on compte pour du beurre ? » dit Robin, en interrompant les effusions. Dis-nous donc où tu étais passée, Fée Méline, tous ces longs jours qu’on ne t’a pas vue.

- J’étais en voyage. Voyez-vous, mes amis – tout en parlant, elle s’était approchée de nous pour nous déposer un baiser léger sur le front – j’étais en voyage. Un congrès exceptionnel des fées de la région s’est tenu après la tempête de juillet dernier. Il fallait que l’on sache quelle attitude adopter, face à la pollution humaine constante, qui déclenche de plus en plus de catastrophes.

- Et qu’avez-vous décidé ? dis-je un peu inquiet.

- Rien. Nous sommes impuissants, nous les fées et les lutins, pour lutter contre cette pollution qui gangrène toute la planète. Ou plutôt si, nous avons adopté quelques décisions fortes, mais je ne suis pas autorisée à en parler.

- Peu importe, Méline, intervins-je. L’essentiel est que tu sois vivante et parmi nous de nouveau.

- Tu es gentil, mais nous sommes moins vulnérables qu’il n’y paraît. Je t’assure. N’ayez crainte pour ce qui me concerne, mais inquiétez-vous bien plutôt de ce qu’il va vous advenir bientôt, si vous ne corrigez pas le tir rapidement.

- Mais que faire, fée Méline ? Seul, je ne puis rien.

- Tu n’es pas seul, ami. Nombreux sont celles et ceux qui souhaitent enrayer ce saccage effréné de la planète. Nous aurons peut-être l’occasion d’en reparler un de ces jours…Maintenant, laisse-nous. J’ai des choses à discuter avec ces deux-là… »

J’étais heureux de retrouver notre petite amie la Fée du noyer. Et c’est le cœur léger que je repris le chemin de ma maison.

 

 



[1] Fedon : l’ânon du baudet