Voici que redémarre un nouveau cycle d'âneries ! Mon Dieu ! N'arrêtera-t-il donc pas de raconter n'importe quoi , cet âne ?...

 

C'est vrai. Vous avez raison, si vous pensez ainsi. Cependant, considérez le nombre d'âneries que vous entendez chaque jour. Convenez avec moi qu'un peu plus ou un peu moins, après tout, ce n'est pas si grave. En outre, j'ai ouï dire que certaines et certains d'entre vous y avaient pris goût. J'ajoute, à mon corps défendant, que les âneries qu'on vous débite à jet continu tous les jours que Dieu fait sont très sérieuses : pas les miennes. Si ces dernières pouvaient seulement vous faire sourire !...et oublier un tant soit peu le morne quotidien !...

Ânerie N°31

15 AVRIL 2013

Tic Tac : le retour

 

J’ai été absent une semaine. Mon ami Jean-Claude m’a donc remplacé auprès de mon âne. Evidemment, au retour, j’ai eu droit à des réflexions.

Reprenant mon service, je gravissais la pente qui mène vers le champ des deux noyers, foyer de mes bêtes. Je me demandais bien quel accueil allaient me réserver mes deux lascars. Je m’imaginais déjà leur joie, leur délire peut-être même en me retrouvant. Je voyais ce gros nounours me frotter en veux-tu en -voilà, son camarade le bouc sauter comme un cabri autour de moi et me provoquer en combat singulier. Déjà les larmes me montaient aux yeux à ces pensées attendrissantes. J’étais inquiet : ont-ils maigri ? Ne boitent-ils pas ? Bref, plus j’approchais, plus j’étais heureux à la pensée de revoir ces deux-là.

Ils broutaient paisiblement dans le milieu du champ.

C’est Robin qui m’a aperçu le premier. Il a couru vers le grillage, en me reconnaissant. Du coup, mon gros Tic Tac a levé la tête. Il a mis quelques secondes avant de réaliser, et lui aussi s’est approché. Mais sans hâte. Sans le braiement de trompette que j’escomptais. La seule chose que j’observai, ce fut comme une vague d’énervement, qui ne dura pas. On sut me réclamer des carottes. On m’eût bien chipé le pain dans le seau. Mais c’est tout. Pas de ces démonstrations exubérantes comme je les avais rêvées. A peine si on voulut bien me laisser tendre ma main dans la fourrure ! J’en fus un peu froissé, je l’avoue.

«  Eh bien, mon Roudoudou, pas de câlins pour son maître aujourd’hui ? »

Nulle réponse.

Je voulus lui poser la main sur le flanc : ce mufle tressaille et se retire ! Décidément, je pourrais bien venir à disparaître, ça ne le gênerait pas.

Bon, me dis-je, résigné. Il faut te faire à cette idée : tu ne comptes pas plus que ça pour ces deux-là : pourvu qu’ils se remplissent la panse, le reste…

Tout de même, au bout d’un moment, mon âne daigna ouvrir la bouche pour un autre motif que se sustenter. Il tourne la tête vers moi, et tout en mâchant son foin :

«  Eh bien ! Où étais-tu encore parti galoper, mon maître ? Au salon de Paris, peut-être ? Ou de Berlin ? Et tu ne m’en as rien dit ? Lâcheur !

-  Tic Tac, je t’en prie ! Je n’étais pas à un salon, j’étais à la clinique. Je n’ai pas pu te prévenir, car je suis parti en urgence. Rien de grave, rassure-toi.

-  Oh ! Je ne suis pas inquiet. »

Je le regarde. Il semble totalement indifférent à mon malheur.

«   Dis donc, mon gros, tu pourrais au moins faire semblant de compatir. J’aurais pu disparaître cent fois, et toi tu t’en fiches ? Tu me déçois. Tu ne fais guère montre d’intérêt à mon encontre. Tu me froisses, mon lascar.

-  Tu as tort, mon maître. Que pouvais-je faire pour toi ? Que puis-je faire pour t’aider ?...Rien. Dans ces conditions, à quoi bon se ronger les sangs ? D’ailleurs, qui te dit que je ne me suis pas inquiété ? Faut-il absolument l’extérioriser ? Tu préfèrerais que je donne dans les démonstrations excessives ?...Hypocrites, peut-être ?...Ce ne serait pas le cas, car j’ai une immense tendresse pour toi, mon maître. Mais nous, les ânes, nous ne sommes pas comme vous, les humains. Nous n’avons pas les mêmes comportements que vous selon les circonstances. Tu n’avais pas remarqué ? »

J’ai fait silence un moment, caressant son encolure.

«  Tu as raison. Tu parles d’or, mon Roudoudou. Je dois reconnaître que je me suis fourvoyé. Je le sais bien, dans le fond, que vous m’aimez bien, tous les deux.

-  Oui, moi, c’est sûr, je t’aime bien… »

A ce moment-là, on entendit la drôle de voix de Robin monter dans le silence. Je ne m’habituerai jamais à l’entendre s’exprimer, celui-là.

«  Dis donc, gros tas de poils, fais attention à ce que tu dis. Pas de sous-entendus. Crois-tu que je n’aie pas compris ton allusion ? Dis aussi que je suis sot ? Moi aussi, je l’aime bien, notre maître. Je n’ai aucune raison de lui en vouloir, bien au contraire. Oh ! je sais bien qu’il te préfère à moi, allez. Mais que veux-tu ? C’est ainsi. Il n’y peut rien. Néanmoins, il m’aime bien quand même, je le sais.

-  Mais oui j’ai beaucoup d’affection pour toi, Robin des bois, mais il est faux de dire que je te préfère ton camarade.

-  Tut tut tut !...N’en dis pas plus. Peu m’importe. Je ne suis pas jaloux, moi… »

Là, c’est Tic Tac qui prend la mouche :

«  Jaloux ? Moi ? Mais où vas-tu chercher tout ça, toi, le bouc ? Tu rêves, mon ami…

-  Si tu veux. Mais je maintiens que tu es un gros jaloux. »

Sur ce, Tic Tac attaque le bouc, qui détale.

Moi, je change de sujet, histoire de calmer le jeu.

«  Dis donc, Tic Tac, il serait grand temps que je fasse venir le maréchal. Tu devrais m’y faire songer. Tes sabots ont bien poussé pendant l’hiver.

-  Ah ! Tu t’en aperçois quand même ? Ce n’est pas trop tôt !

-  Ce que tu es pénible, mon vieux ! Quelle susceptibilité ! Quel caractère ! Bien sûr que je m’en suis aperçu. Je ne t’en ai pas parlé, parce que je n’y ai pas songé, voilà tout. J’observe aussi que tes dents ne sont pas très blanches. Il va falloir que je réfléchisse à cela.

-  Ah ! Tiens ! Voilà une bonne idée. J’aimerais bien aller chez le dentiste. Justement depuis quelques jours, j’ai mal à une dent du fond. Prends-moi rendez-vous, et emmène-moi. Je vais voyager un peu, ça me changera de la compagnie morose du bouc.

- Dis donc, toi ! Tu n’as pas bientôt fini de me chercher noise ? Calme-toi, où tu vas voir de quel bois je me chauffe. »

Tic Tac explose de son rire formidable, qui a le don d’effrayer Louve. Moi, je suis surpris de la belle élocution de mon bouc.

« Eh ben dis donc ! Où as-tu appris à si bien parler, bouc ? Pour quelqu’un qui s’est mis si tard à la parole, bravo ! Quel progrès ! »

Mon Robin a le poil qui se hérisse de fierté sur l’échine, il se dresse sur ses pattes arrière, cornes basses sur sa tête baissée. Il fait le beau, se rengorge.

« Tu vois, stupide canasson : notre maître a beaucoup d’admiration pour moi. Lui, au moins, reconnaît mes mérites. Pas comme toi, gros balourd. »

Je dois apaiser l’un et l’autre avant que tout cela ne dégénère en pugilat.

« C’est vrai, ajoute Tic Tac. J’avais bien aimé la séance chez le psy. On pourrait peut-être y retourner ? Qu’en penses-tu, mon maître, ce n’est pas une mauvaise idée ?

- Si, justement. C’est une mauvaise idée. Tout comme de songer à te déplacer dans le fauteuil du dentiste, je te le dis. D’ailleurs, ça n’a rien de rigolo, un dentiste, tu peux en croire mon expérience.

- Tiens donc ! Je parie le contraire. Je suis curieux de découvrir un cabinet de dentiste. S’il te plaît, emmène-moi chez le dentiste, mon maître. Je suis sûr que j’aimerais ça.

- Moi, j’en doute. D’abord, c’est une dentiste, pas un homme.

- Super ! Raison de plus. Comment est-elle, ta dentiste ? Blonde, brune, rousse ?...Elle est jeune ?...

- C’est une horrible mégère avec des cheveux gris dressés sur sa tête, avec des yeux de harpie et des longues griffes…En plus, son haleine empeste autant qu’une bouche d’égout. Or, lorsque tu es installé dans le fauteuil, tu ne peux plus que subir ce supplice. Comme elle te tient la bouche ouverte, tu ne peux pas parler, ni tourner la tête pour fuir cette odeur fétide. Et, comme elle est très méchante, elle te charcute les dents avec un marteau, des pinces en acier chromé, une perceuse et une meuleuse. Du bricolage, quoi. Tu vois ça d’ici. Non, mon pauvre Tic Tac, mieux vaut n’y plus songer.

- Tu me fais rire. Comment veux-tu que je gobe ça ? Tu en rajoutes tellement que je ne peux qu’imaginer que tu cherches à me décourager. Je jurerais que cette personne est accorte, pleine de charme et d’esprit, et que son haleine est fraîche. Bien sûr, tu ne me diras pas la couleur de ses cheveux ou de ses yeux. Pourtant, tu as dû avoir le temps de t’y noyer, dans ses yeux, pendant qu’elle se penchait sur toi. Tu vois comme tu es, tu me racontes des bobards. »

Je dus reconnaître qu’elle ne correspondait pas du tout au portrait que j’en avais fait. Mais je n’avais pas du tout l’intention de rééditer l’exploit du psy avec la dentiste. La couleur du siège ne lui conviendrait pas, ou il ferait son têtu sans raison, ou il balancerait son oreille dans l’œil de la praticienne en plein milieu de la séance…Non non non ! Pas question de l’emmener chez ma dentiste. Je n’ai pas voulu lui dire, mais la vérité, c’est que c’est tellement propre, ce cabinet, que j’aurais honte d’y faire venir mon âne. Non pas qu’il soit sale ! Loin de là ! Bien au contraire ! Mais enfin, ses sabots pourraient rayer le carrelage.

A ce rythme-là, bientôt il voudra se rendre chez l’ostéopathe, le chiropraticien, le podologue, la manucure ou la coiffeuse… Non. Je dois y mettre le oh-là.

« Au fait, avez-vous revu votre amie la fée ?

- Non seulement nous l’avons revue, mais encore, elle nous a tenu compagnie tous les jours et toutes les nuits. Il n’y a que depuis que tu es de retour qu’on ne la voit plus. C’est curieux, non ?

- Oh ! la la ! As-tu fini, gros malin ? Tu racontes n’importe quoi. Je sais bien que ce n’est pas vrai. Sinon, Jean-Claude l’aurait vue et il me l’aurait dit.

- Il a dû oublier de t’en parler. Ou il a eu peur qu’on se moque de lui. Comme il ne croit pas au Père Noël, il a craint de l’avouer, mais il l’a vue. Il lui a même parlé. Pas vrai, bouc ?

- …

- Ne fais pas semblant de dormir, caprin, ou d’être sourd. N’est-ce pas que j’ai raison ?

- Mmmoui, sans doute…

- Pas très convaincant, ton ami, dis donc. Et que t’a-t-elle raconté de beau ?

- Oh !...des choses…

- Mais encore ?...

- Des riens. On a causé de la pluie et du vent…

- Ah ! Ce que tu es agaçant, à la fin ! Cesse ton cinéma. Si tu ne veux pas me le confier, garde le pour toi. Après tout, je m’en fiche ! Est-ce que cela me regarde ?

- Eh bien non, justement ! Cela ne te regarde pas, mon maître. Ce sont des choses…intimes, très subtiles, et je ne pense pas que tu comprendrais.

- Non mais ! Quel mufle ! Mais pour qui te prends-tu, Aliboron ? Es-tu sot, mon pauvre ! Tu as bonne mine, à faire ton malin de la sorte ! Peuh ! Si tu veux recouvrer mon amitié, il va falloir que tu changes ton caractère, parce que, là, je ne supporte plus.

- Je plaisantais, mon maître. Allons ! Faisons la paix. Approche que je te donne l’accolade.

Bon gré mal gré, je cède. Ah ! Il me la fait payer, mon absence, l’animal !

Bien sûr, je ne lui en veux pas. Lui non plus ne m’en veut pas. Nous rions ensemble de notre bêtise et je pose ma joue sur la sienne. Longtemps nous restons ainsi immobiles, moi à le caresser et lui le souffle court…



 

Ânerie N°32

19 AVRIL 2013

Tic Tac : ne rêve pas, mon maître…

 

Mon amie Solange m’a fait quelques suggestions.

Tu devrais, me dit-elle, amener tes bêtes avec toi aux salons. Je te verrais bien débarquer dans ton pick-up, ton baudet et ton bouc dans la benne, Louve en escorte.

Oui, c’est ça, Solange, bonne idée ! Je vois bien la scène d’ici. Tic Tac, oreilles au vent, surveillant les priorités à droite et les radars, le bouc bêlant à chaque virage, parce que le gros l’écraserait, et Louve jappant autour. Que ne dirait-on pas ? Non. J’aurais trop peur qu’ils ne me volent la vedette. Flûte ! Après tout, qui c’est la star ? C’est moi, non ? Bon. Non mais…

Ceci dit, je vous le dis entre nous, j’ai raconté ça aux bêtes ce soir, histoire de rire un peu. Savez-vous ce que m’a répondu mon âne ?

« Mais, c’est qu’elle a de bonnes idées, ta copine Solange ! J’aimerais bien fréquenter ces lieux de la grande littérature, moi. Certes, on se passerait bien du bouc, il est insignifiant. Mais moi, je me verrais bien dans un salon.

- Ah oui ? Eh bien, ai-je répondu, tu ne sais pas, gros couillon, ce que je vais faire ? Je vais t’emmener dans son salon, à Solange. On va bien voir ce qu’elle dira.

- Parce qu’elle fait salon, Solange ?

- Je ne sais pas, mais pourquoi pas ? Hein ? Qu’en penses-tu, mon gros ? Mais je te préviens. Il te faudra sûrement prendre les patins pour pénétrer dans son salon.

- Les patins ? C’est quoi, ce truc-là ?

- Des bouts de tissu sur lesquels on pose ses sabots pour ne pas salir ou rayer le plancher, surtout s’il est ciré. Ce qui est sûrement le cas chez Solange. On avance en glissant là-dessus.

- Là, tu me racontes n’importe quoi, je le sens. Tu es jaloux, voilà tout. C’est facile de te ficher de moi ainsi. N’empêche que son idée de me faire venir dans un salon, elle me plaît bien. Elle est chouette, ta copine. Je le sens.

- Ah ! Mais bien sûr, qu’elle est sympathique, mon gros. D’ailleurs, toutes les personnes que je fréquente sont des personnes « bien ».

- Oh là ! Tu n’as pas les chevilles qui enflent un peu, là, mon maître ?  

- As-tu vu les tiennes ? Elles sont bien plus grosses que les miennes.

- Mais, ne m’as-tu pas dit qu’un bouc a fait son apparition dans un salon l’autre jour ? De quel droit une de ces sottes bêtes accéderait-elle à une réunion d’auteurs, et pas moi ? Il avait écrit quelque ouvrage qui lui donnait le droit d’entrée ?

- Non. Toi non plus, d’ailleurs. Et que voudrais-tu dédicacer ? Tu n’as rien écrit.

- Euh ! Mais les Âneries, elles sont bien un peu de moi, tout de même. C’est bien moi le centre d’intérêt de tes histoires sans queue ni tête ?

- Comme tu y vas ! D’abord, mes histoires, certes, je te les dois en partie, mais en définitive, ce n’est pas toi l’auteur, c’est bien moi. Et elles ne sont pas, comme tu dis, sans queue ni tête. J’invente parfois, je brode, mais tout de même, n’exagère pas, ne me dénigre pas ainsi.

- Peut-être, mais je revendique des droits de paternité.

- Eh bien, tu as tort. Au pire, je pourrais, si un jour ces Âneries devenaient célèbres – elles le sont, bien sûr – mais je veux dire encore plus, alors peut-être que je pourrais envisager de te montrer à mes côtés, lors d’une entrevue que j’accorderais à la télévision… »

Rire énorme de Tic Tac. Louve en sursaute et s’enfuit en geignant.

« Ben quoi ? Qu’ai-je dit de si rigolo ? Vraiment, je ne vois pas.

- Ah ! Tu ne vois pas ? Mais tu es complètement mégalo, mon vieux. Pour qui te prends-tu ? Célèbre, toi ? Pour des âneries ? Mais tu es malade, oui. Complètement malade. Atterris, mon maître. Tu rêves. Toi ! Célèbre ! Tu me fais rire. Mais qui peut prendre plaisir à lire tes sottises, tes délires, tes élucubrations ? Mon pauvre ! Tu me fais pitié, tiens ! C’est triste de te voir ainsi. Allons, reprends-toi. Cesse de penser que tu es un auteur plein de talent. Tu es un minable, voilà ce que tu es. »

J’avoue. Il m’en a mis un coup dans le buffet. J’étais sonné. Moi qui me croyais un excellent auteur ! Jamais on ne m’avait traité de la sorte.  J’ai dit timidement :

« Alors, tu n’aimes pas ce que j’écris ?

- Si, bien sûr. Mais l’avis d’un âne compte pour du beurre dans le monde des humains. Ne le sais-tu pas ? »

J’étais abattu.

«  Tu dois avoir raison. Alors, selon toi, je ferais mieux d’aller planter des choux ?

- Ah ! Voilà une bonne idée ! Au moins, j’aurais de quoi varier mes menus cet hiver. Et tu ne te monterais pas le ciboulot avec ton écriture.

- Dis donc, Tic Tac. Tu ne serais pas un peu jaloux, par hasard ? C’est parce que tu ne peux pas écrire, ni venir dans les salons que tu me démolis ainsi, n’est-ce pas ? Tu n’es pas gentil, Roudoudou. Que t’ai-je fait de mal pour que tu te venges de la sorte ?

Il m’a regardé de haut, a secoué sa tête poilue en bougeant ses longues oreilles.

« Allons ! C’est fini ! Ne pleure plus, mon maître. J’ai été un peu dur, je le reconnais. Mais si je n’ai pas entièrement raison, je n’ai pas totalement tort. Qu’en penses-tu sincèrement ? Si je n’étais pas là pour te ramener à la raison, tu te fourvoierais gravement. Arrête de te prendre pour un écrivain. Tu n’es qu’un homme qui écrit. C’est différent.

- Il se peut que tu aies raison. Comment savoir ? Sans doute il en est qui aiment ce que j’écris, d’autres non. Il en faut pour tous les goûts. Ce doit être ainsi. Quoi qu’il en soit, je sais bien que je n’atteindrai jamais la valeur des grands écrivains célèbres : George Sand, Balzac, Camus, Mauriac, Yourcenar…Daudet, bien sûr. Mais ce n’est pas mon objectif, au fond. J’ai rêvé, tout à l’heure, parce que l’une de mes admiratrices ne cesse de m’adresser de merveilleux compliments sur mon écriture poétique. Alors, tu comprends, au bout d’un moment, j’y ai cru.

- Bon, tu as des excuses, je te le concède. Ça m’étonne quand même que quelqu’un puisse trouver que ce que tu écris est bon. Mais enfin, tous les goûts sont dans la nature.

- S’il te plaît, Tic Tac, ne recommence pas. Et puis respecte un peu les opinions des autres. Elle est sincère, tu sais. Ne la blesse pas. Changeons de sujet. Tout cela me fatigue. Parle-moi de toi, plutôt. Es-tu content du retour du printemps ?

- Oui, bien sûr. Mais je trouve que l’herbe n’a pas poussé beaucoup, cette année. Pourquoi m’interdis-tu de monter dans la prairie d’en haut ? Tu as de nouveau fermé la barrière.

- Pour laisser l’herbe pousser. Tu en as assez en bas, pour le moment. La prairie du haut, ainsi, va pouvoir s’épaissir, constituant une réserve pour le moment où tu auras tout brouté en bas. Comprends-tu, mon Roudoudou ?

- Oui, je comprends. Tu es prévoyant. N’empêche, c’est tentant, ce pré de l’autre côté du grillage.

- Je m’en doute. On croit toujours que l’herbe est meilleure ailleurs. Tu n’échappes pas à la règle. Vois, par exemple, lorsque je sors le foin des bâches. Je te le dispose dans le râtelier, mais ce n’est pas celui qui t’intéresse. C’est celui que je viens de découvrir qui t’intéresse. Et tu viens me le chiper dans la meule. Encore, ce n’est pas celui de la meule entamée que tu attaques, mais celui des bottes qui ne sont pas déliées. C’est toujours la même histoire : ce qui est refusé ou hors de portée, à côté, semble plus tentant. Tu tombes dans ce piège à chaque fois.

- Tu es sûr de ce que tu dis là ? Voilà qui m’étonne. »

A ce moment-là, le bouc se manifeste.

« Eh ! Les gars ! Et moi, je ne compte pas ? Quand vous aurez fini vos palabres, vous pourrez peut-être me laisser en placer une ? »

Toujours cette drôle de voix. Je ne sais pas si je m’habituerai un jour.

Tic Tac réagit au quart de tour.

Tournant la tête vers lui :

« Qu’as-tu, bouc ? Toi, des choses à dire ? Ne me fais pas rire. Il faudrait déjà que tu sois capable de penser, et ça, c’est pas demain la veille.

- Tic Tac, je t’en prie. Sois gentil avec notre ami Robin. Je l’aime bien aussi, tu sais. Ce n’est pas parce qu’il est moins bavard que toi qu’il est sot.

- Non, c’est juste. C’est parce qu’il est sot qu’il est moins bavard.

- Ah ! C’est malin ! Qu’il est sot, ce solipède ! Toi, non seulement tu es sot, mais tu es bavard, ajoute le bouc, vexé comme une punaise.

- Tic Tac, je te défends de lui parler sur ce ton. Que tu aies raison ou non. D’ailleurs il n’est pas sot, Robin. Il est timide. C’est tout autre chose. Pas vrai, mon Robin, que tu es timide ? »

Mon bouc se rengorge, fait son fier, se dresse sur ses pattes arrière et montre ses cornes. Je l’attaque. Il bat en retraite, puis recommence. C’est un jeu entre nous. Il n’aime pas les caresses. Mais ça, il aime bien. Du coup, Tic Tac lance une ruade et pique un cent mètres à fond de cale. Il revient vers nous à bride abattue. Prudemment, la tête et la queue basse, Louve bat en retraite vers l’abri de la cabane. Je fais peur à Tic Tac en faisant semblant de l’attaquer. Il repart de plus belle, le cul en l’air.

Ils aiment jouer avec moi, ces deux-là. Afin qu’elle ne soit pas de reste, je lance un bout de bois à Louve. Elle court et me le rapporte en grognant de plaisir. Je tire à un bout, elle à l’autre. Elle est quasi aussi forte que moi. Je me méfie un peu dans ces jeux, ses crocs pourraient me blesser sans qu’elle le veuille, car elle ne se rend plus vraiment compte, quand elle joue.

Je laisse le calme revenir. Louve s’assoit sur ses fesses, oreilles dressées, langue pendante. Tic Tac broute. Robin rêve. Moi je contemple le paysage de la campagne environnante qui retrouve sa verdure en ce début de printemps.

Tic Tac, mine de rien, avance vers Louve. Il est clair qu’il a l’intention de l’attaquer. Elle ne l’a vu qu’au dernier moment, quand il commence à courir sur elle, tête basse. Elle s’enfuit à toute allure, trouvant le salut dans la fuite. Deux ou trois fois, il recommencera son petit manège. A la moindre inattention, il ne lui pardonnera pas. Elle le sait et demeure toujours en éveil.

Eh oui, mes amis ! Ainsi est la vie. Ils sont jaloux. Ce n’est pas de l’anthropomorphisme que de le dire. Je le constate chaque jour.

Tic Tac vient vers moi, à la recherche d’affection. Comme un enfant. Il se frotte à mon bras, puis pose sa lourde tête sur mon épaule, lèvres ballantes, soufflant. Je lui caresse le chanfrein et la bouche. Il est heureux. Il commence à être lourd à mon épaule. Mais nous sommes heureux ainsi, tous les deux. C’est très doux, ce long câlin.

Je repense, comme à chaque fois, à ce vieux proverbe latin : asinus asinum fricat.[1]

Comprenne qui veut !



[1] L’âne frotte l’âne

Ânerie N°33

23 AVRIL 2013

Tic Tac, Robin, et Saturne

 

Il faisait doux ce soir. Les hirondelles sillonnaient l'azur. De loin, je l'ai vu me guetter. Difficile de le surprendre.

J'ai continué paisiblement ma marche vers lui. À un moment, il s'est agenouillé, puis allongé dans les pâquerettes. Il a flairé le sol, y a couché sa joue avant de poser son flanc dans les herbes tendres du pré, puis de se rouler, ses sabots battant en l'air.

Je n'étais pas encore tout à fait au champ. Il s'est redressé, couché sur le ventre cette fois, genoux repliés, et m'a regardé venir. Ses deux plumeaux se dressaient en V au sommet de son crâne.

Quand je suis arrivé presque au terme de mon trajet, non loin de la clôture, il a opéré la bascule pour se remettre en position d'appui sur ses pattes.

Je ne voyais pas Robin. Je l'ai découvert dans un creux du tas de fumier, dormant au soleil. Le fumier, au sein duquel s'opère une combustion lente, dégage de la chaleur. Il y a longtemps que j'avais observé que les chèvres aiment bien s'y reposer, sans doute pour cette raison.

Bien sûr, je n'arrivais pas les mains vides. Ils n'avaient pas manqué de repérer mon seau blanc, dispensateur de leur manne quotidienne.

Depuis quelques jours, tous deux sont détendus : le printemps. J'ai droit à une débauche de manifestations de tendresse de la part de mon gros poilu : il frotte son museau dans mon dos longuement, avant d'allonger le cou pour poser sa lourde tête sur mon épaule, sa joue contre la mienne. Il m'évoque irrésistiblement un enfant en quête de câlins. Oui, mais sa tête, c'est du plomb ! J'ignore le poids d'une tête d'âne, mais je ne crois pas qu'elle soit creuse ! Serait-ce l'intelligence qui pèse si lourd dans un crâne ?...

Les deux autres, ma chienne et mon bouc, étaient jaloux. Après un moment, Tic Tac est parti faire sa vie. Louve était occupée au loin. Alors, pour la première fois depuis que Robin est mon pensionnaire (deux à trois ans, je ne sais plus au juste), il s'est approché de moi, en quête d'une caresse ! Je l'ai deviné immédiatement, à son comportement, son regard, une certaine façon de m'approcher. Il m'a effleuré le bout des doigts de son museau, et c'était très doux, puis a offert son front à ma main, quémandant avec une grande timidité une caresse. Je la lui ai accordée de bon cœur. Je m'attendais à ce qu'il se dérobe, après cet exploit : pas du tout, il m'a regardé, et en a redemandé. Ainsi, deux ou trois fois. Mais dès que Louve a rappliqué, mes bons amis ! basta ! Plus vif que l'éclair, il s'est enfui.

C'est toujours émouvant, une première fois…

Puis, bien sûr, le baudet est revenu à moi.

« Dis-donc, mon maître, il est malade, le bouc ?

- Pourquoi ? Non. Je n'ai rien remarqué.

- Il te demande des caresses, maintenant. Il va pleuvoir !

- Méchant ! Pourquoi dis-tu cela ? Ne serais-tu pas un peu jaloux, par hasard ? Pour ma part, je suis ravi qu'il se débloque enfin. La patience finit toujours par être récompensée, tu vois.

- Mmmh ! Il était grand temps qu'il se débloque, sinon, on l'envoyait chez le psy.

- Chez le psy ! Grands Dieux ! Quelle idée !

- Rien que de très normal. Tu m'y as bien envoyé, toi, chez le psy. L'aurais-tu oublié ?

- Non, bien sûr. Mais c'était différent : j'ai voulu te donner une chance de libérer ta parole en présence des truies, tu te souviens ?

- Tu es moqueur, mon maître. Il y a longtemps que je ne confonds plus autrui et les truies, et tu le sais très bien. Pour en revenir à l'autre…

- Tic Tac ! S'il te plaît !…

- Enfin, tu m'as compris. Moi je pense que tu aurais dû essayer cette thérapie pour lui. Il est vrai qu'il est incurable, tu aurais dépensé tes euros pour rien.

- Quand cesseras-tu de t'acharner sur ton compagnon, méchant baudet ? Que t'a-t-il donc fait pour que tu en fasses ton souffre-douleur ? N'as-tu jamais entendu dire qu'il ne fallait pas faire à tes copines de truies ce que tu ne voudrais pas qu'on te fasse ?

- Arrête avec tes sentences à la naphtaline.

- Tu as l'esprit acide, ce soir, je trouve, mon gros. Tu ne cherches pas vraiment à élever le débat. Tiens, au fait. Tu vas pouvoir te marier avec Robin : la loi t'autorise maintenant.

- Mpff !... T'es pas un peu malade, non ? Qu'est-ce qui te prend de dire des âneries pareilles ? Non, mais, tu m'as bien regardé entre les deux oreilles ? Ne recommence jamais cette sale blague. Tu ne crois pas que je vais lui demander de me passer l'alliance, sérieusement ?

- Je plaisantais. Mais je te sens remonté : tu as tort de t'emporter ainsi. Après tout, en quoi cela te dérange-t-il ?

- Sur le fond, je suis d'accord avec toi, je te demande pardon ; mais il suffit que je sois obligé de supporter ce casse-pied aux cornes jour et nuit. Je ne vais pas me mettre la corde au cou. Il y a assez de toi à me la passer, la corde au cou, de temps en temps. Encore, que pour toi, je ferais tout et n'importe quoi.

- Quoi ? Que dis-tu ? Tu veux répéter ?

- Répéter quoi ?

- Ce que tu viens de dore.

- J'ai dit quelque chose, moi ? »

Ce grand sot tourne la tête de l'autre côté.

- Il m’a traité de casse-pieds aux cornes : je n’ai jamais entendu ce mot. »

Là, c’est le bouc qui parle.

- Où tu dis n’importe quoi, ou tu deviens trop intelligent pour moi, Tic Tac. Que veux-tu dire pas là ?

- Eh oui, vous ne connaissez pas ces bêtes à cornes ? Elles transportent leur coquille sur leur dos. Ce sont des bestioles insignifiantes qui sortent surtout après la pluie.

- Des escargots ?...Je ne vois pas le rapport. …Ah ! Oui, j’y suis ! Gas-té ro-pode, Tic Tac ! Comme tu déformes les mots. Ou alors tu avais mal compris. Ce n’était pas un jeu de mots, quand même ?

Ah ! L’humour ! Voilà ce que c’est que d’être tellement plus subtil que son entourage. Je suis un incompris. »

Gros soupir de mon âne.

- Tu le traites de gastéropode, mais sais-tu ce que c'est qu'un gastéropode, au moins ?

- Évidemment que je connais le sens des mots que j’emploie, même par ellipse.

Stupéfaction ! Quel vocabulaire ! Mais où va-t-il chercher tout ça ?...Il va nous faire un AVC, un de ces jours. En tout cas, il ne prend pas le chemin d’Alzheimer !

- Mais pourquoi as-tu tant déformé ce mot ? Je ne comprends pas. Explique.

- Oui, explique, rajoute le bouc.

- Parce que c’est un casse-pieds, et qu’il a des cornes. Voilà tout.

- Qu’est-ce que tu as contre mes cornes, sinistre imbécile ? Elles ne te plaisent pas, mes cornes ? Tu en voudrais bien une aussi belle paire que la mienne, toi aussi ! Je vais te dire ce que tu as, gros balourd : il y a que tu es un gros jaloux, un point, c’est tout. »

J’allais intervenir dans cette querelle naissante, quand un bruit de moteur se fit entendre.

- Tiens ! fit Tic Tac, c’est l’heure.

Cependant, sans que j’y prête grande attention surgit de derrière le raidillon, sur la route de Tuzie, la camionnette du boucher.

« Alors là, tu m’épates. Comment connais-tu l’heure qu’il est ?

- Ben tu vois bien, comme chaque jour à la même heure, il passe, le saigneur des agneaux. »

Sidéré ! Bluffé ! Pas possible ! Se pourrait-il qu’il ait encore fait de l’esprit ?

- Pas mal, celle-là, hein ? Qu’en penses-tu, mon maître…en humour ?

- Que le disciple dépasse son maître. Je m’incline. Très fort ! Tu es un champion. Mais depuis quand suis-tu l’actualité cinématographique ? Car je suppose que tu ne vas pas au cinéma Le Palace, le soir, quand je dors ?

- J’adore la fantasy, mon maître. L’ignorais-tu ?

- Bon, bon.

- À ce propos, la fantaisie : tu m’as dit une chose que je n’ai pas comprise, l’autre jour.

- N’y en a-t-il qu’une que tu ne comprennes pas ?

- Oh ! Je ne m’appelle pas Robin, moi.

- Oui ?...On parle de moi ?...

- Souviens-toi. Je me trouvais à l’autre extrémité du pré, et tu criais vers moi. J’ai mis un peu de temps à m’approcher. Et tu m’as expliqué que tu avais de la peine à marcher, que j’aurais peut-être pu rappliquer dare-dare, au lieu de te laisser crier. Tu as ajouté précisément : « Je n’aime pas mes groseilliers ».

Pourquoi diantre m’as-tu dit ça ?

- Quoi ? Mais tu n’auras rien compris, ou mal entendu, mon Doudou. J’ai dit : je n’aime pas m’égosiller. M’é-go-sil-ler. Pas mes groseilliers. C'est-à-dire crier à m’en faire sortir le gosier. Tu ne connaissais pas, je vois, mon gros. Comme quoi, je puis encore t’être utile à quelque chose.

- Merci, mon maître. Mais tu m’enrichis tellement. À propos du Seigneur des Anneaux, pour revenir là-dessus, sais-tu qui est désigné ainsi et pourquoi ?

- Euh… »

Quel mauvais calembour va-t-il nous pondre encore ?

C’est le bouc qui répond, à ma grande surprise :

- Facile ! Saturne, parce que ça turne pas rond…

- Tu triches, bouc ! Je te l’ai dite hier soir pour t’aider à t’endormir. Ce n’est pas du jeu ! En plus, tu l’as apprise par cœur, mais tu n’as rien compris, comme d’habitude. Je t’ai expliqué cent fois ce qu’était Saturne, et je suis sûr que tu as encore oublié.

- Cuistre va ! Je ne le sais peut-être pas que Saturne, c’est cette étoile que tu m’as montrée dans la constellation du Chien l’autre jour, à l’éclat un peu jaunâtre ?

- Ce n’est pas une étoile, encorné, mais une planète ! Décidément, tu as la tête plus dure qu’un caillou. »

J’ai sifflé d’admiration.

« Eh ben, mes colons ! Quel tandem ! Quelle équipe de choc ! Voilà que mon bouc bien-aimé se met à la cosmologie sous la férule de maître Tic Tac ! Mes ficelles de caleçon ! Continuez ainsi. Je suis fier de vous, les enfants. Sur ce, je m’en vais. Salut, les amis ! »

 

 

Dites : quelque chose ne va pas : aidez-moi, je vous en prie : est-ce tout à fait normal, ce comportement de mes animaux, qui sont si savants, ou est-ce moi qui déraille ?...Ils me font peur, quelquefois…

Rassurez-moi…



Ânerie N°34

4 MAI 2013

Tic Tac et les ânons

 

Ce matin, j’ai avancé au pré. Ce n’était pas pour rendre visite à mes bêtes. Cependant j’ai été heureux de les retrouver, bien sûr. Mais je n’avais pas de temps à leur consacrer. En fait, je voulais poser une affiche sur le tronc du noyer, à l’intention des promeneurs qui s’intéressent à Tic Tac.

Après m’être assuré qu’il ne la décollerait pas, je suis reparti, après l’avoir salué rapidement. Bien sûr, comme chaque fois que je passe sans lui consacrer de temps, il brame de façon déchirante.

« Ben quoi ! C’est pas vrai que tu repars déjà !

- Eh oui ! Désolé, mon gros Roudoudou, mais je n’ai pas le temps. Je repasserai ce soir. A tout à- l’heure !... »

Quelle déception pour mon gros Doudou ! Son cri a dominé le bruit du moteur, et m’a donné mauvaise conscience.

« Ah ! Mais je ne vais tout de même pas m’apitoyer ! me dis-je. Après tout, il n’y a pas mort d’âne ! Il s’en remettra. »

Oui, mais j’avais mauvaise conscience.

Bref, ce soir, j’avais oublié l’incident. De loin, il m’a vu venir, mais m’a ignoré superbement. Il s’est remis à brouter, indifférent.

Je me suis approché de la clôture, par l’extérieur, pour voir si, par hasard, il n’avait pas déchiré l’affiche, lui ou le bouc, qui dévore les livres. Oui, je sais, c’est surprenant. Mais c’est la vérité.

Un jour, j’avais reçu du beau monde. Enfin, mes bêtes avaient reçu du beau monde, pour être exact. Peu importe, au fond. Deux jolies dames. Des amies. L’une d’elles avait une fort belle jupe, légère à souhait – nous étions aux beaux jours de juin, et la chaleur le permettait. À cette époque, j’avais un beau troupeau de chèvres. Du moins, je possédais une chèvre, qui donnait du lait dont je faisais des fromages que je donnais à l’entour, une chevrette et un jeune bouc superbe.

Moi, j’étais resté dehors, à surveiller Tic Tac, car il y avait des enfants qui s’ébattaient autour de lui.

Soudain, un cri suivi de rires se fait entendre. Il provenait de la cabane, ouverte aux chèvres, en ce temps-là.

Les rires qui avaient suivi ce cri de femme m’avaient rassuré à demi. J’accourus cependant, vaguement inquiet, me ruant dans la cabane.

Quelle ne fut pas ma surprise de découvrir une de ces jolies femmes poussant des petits cris stridents mêlés de rires, qui tentait vainement, pour protéger sa pudeur, de rabaisser sa jupe que ma chèvre mâchonnait consciencieusement sans que ni elle ni son amie ne puissent lui faire entendre raison ! Délicieux spectacle, je l’avoue, que ces jolies jambes malgré les mains croisées sur le haut de la jupe, dans la pause même de Maryline Monroë, qui l’a immortalisée ! Et ces femmes riaient !... Quoique un peu jaune, pour la malheureuse victime.

Bien sûr, je vins charitablement au secours de ma visiteuse. J’étais confus et j’avais peine à m’empêcher de rire de la scène. Oh ! Pas méchamment, il est vrai.

Quand les rires se furent un peu calmés, il nous fallut bien constater les dégâts : la jupe, quoique partiellement dévorée, pouvait encore jouer son office pour le trajet retour, mais elle était fichue ! J’étais fort ennuyé. Heureusement, cette personne prit la chose avec humour. L’affaire n’eut pas de suite. Si ce n’est que, désormais, je surveillais mes chèvres de très près dès lors qu’une jupe pointait son nez sur le territoire de la pâture. Que les mauvaises langues se rassurent : je n’avais pas dressé mes chèvres à cet exercice…et les jupes poussent moins que les Rosés des prés, sur ma prairie…

Pourquoi, au fait, vous raconté-je cela ?...Ah, oui ! Mon bouc ! Donc, depuis cette mésaventure, je me méfie de mon bouc. Il pourrait bien lui prendre l’envie de se régaler de mon papier. Ça bouffe tout, ces bestioles !

Eh bien, non. Aucun de mes deux garçons n’y avait touché. Il faut dire qu’il était protégé par les barbelés.

N’empêche, pour en revenir à nos moutons, que Tic Tac a mis du temps à s’approcher de moi, de l’autre côté des fils de fer ronce.

« Dis donc, gros balourd, tu me fais la tête ?

- Pourquoi dis-tu cela, mon maître ? Je ne comprends pas.

- Oh ! Pour rien. J’avais l’impression…

- Dis donc, c’est quoi ce prospectus que tu as cloué sur le tronc du noyer ?

- Tu ne sais pas lire, grand dadais ?

- Si, mais pas à travers les arbres : là où je me trouve, je ne peux pas le lire, il est de l’autre côté du fût.

- Ah ! En effet, je n’y avais pas pensé. Suis-je sot !

- Je ne te le fais pas dire.

- Oh ! Arrête ! Ne commence pas, gamin ! Alors, tu veux savoir ce qui écrit sur cette affiche, oui ou non ?

- Allez ! Vas-y ! Je t’écoute.

- Cela concerne l’asinerie.

- L’asinerie ! Fichtre ! Et tu me fais attendre ! Dépêche-toi, voyons !

- Du calme, Tic Tac ! Le 19 mai prochain – c’est un dimanche, dans quinze jours –c’est la fête des ânons à la ferme de La Tillauderie, près de Dampierre-Sur-Boutonne.

- La fête des ânons ! …

- Oui. T’en souviens-tu, mon Tic Tac ?

- Un peu, mon neveu !

- Quoi ! D’où sors-tu cette expression ?

- Il faudrait savoir. Il y a peu, tu m’as conseillé d’enrichir mon vocabulaire en expressions originales. Je t’ai écouté. Vas-tu me le reprocher ?

- Bien sûr que non, mon pote.

- Un peu familier, mon pote, je trouve.

- Pas plus que ton expression, mon neveu…

- OK ! Parle-moi de cette fête, mon maître. Parce que c’est récent, en fait. De mon temps, on ne faisait pas une fête pour les ânons.

- De ton temps ! Ma parole, mais tu parles comme les vieux ! Mais alors, pourquoi m’as-tu dit que tu t’en souvenais ?

- Je me souviens des ânons. Mon cœur est en fête à la pensée de ces grosses boules de laine noire sur le vert du gazon des prés…

- Oui, c’est touchant, ces petits. Dire que tu as été comme cela, un jour !

- Certes…C’est émouvant…Je suis heureux que l’on fasse une fête en leur honneur. Pour une fois qu’on porte un peu d’attention à ma noble race…Mais en quoi consiste-t-elle au juste, cette teuf ?

- Quoi ? Tu parles verlan, maintenant ?...C’est nouveau !...

- Oui, ça m’échappe parfois. Alors, quel est le programme des festivités, maître Francisco ?

- Ah non ! Je déteste qu’on m’appelle ainsi ! Il y aura visite de l’asinerie, mais surtout, le public - probablement de nombreux enfants, j’imagine – pourra admirer les bébés des ânesses. Et tous tes copains et copines, bien sûr. Les organisateurs ont prévu des animations, des ateliers pour les enfants. Il n’est pas précisé de quoi il s’agira. Il faut bien ménager des surprises, n’est-ce pas ? Voilà qui promet une belle journée, tu ne trouves pas ?

- …

- Eh ! Solipède ! Tu es sourd ? Qu’est-ce qu’il t’arrive ? Tu fais la tête ?

- Tu ne comprends donc pas ?...Je suis certain que tu ne m’y emmèneras pas. Alors, que crois-tu que ça puisse me faire, à ton avis, hein ?...

- Pardonne-moi, ma grosse peluche. Je comprends. Je n’y avais pas songé.

- Oui. Je me demande bien à quoi tu penses, toi, en ce moment…

- Tu sais, mon bonhomme, j’ai une grosse charge de travail, en ce moment.

- Oh ! Arrête avec ça, maintenant ! Ne viens pas te plaindre : n’es-tu pas en retraite, non ?... Déjà, ce matin, tu m’as dit la même chose. Je ne mange pas de ce pain-là. Tiens ! Elle me fait tout drôle, cette expression-là…Oui. Moi, je vais te dire le fond de ma pensée : on n’a que le temps que l’on se donne. Il eût été plus juste de me dire : je ne prends pas le temps pour toi. Car c’est ça, la vérité, au fond. D’ailleurs, qui t’oblige à trimer de la sorte ? Ne serais-tu pas plus heureux à ne rien faire ? N’as-tu pas assez travaillé toute ta vie durant ? N’as-tu pas donné sans compter pour ton métier ? N’as-tu bien pas mérité de te reposer ? »

J’avoue qu’il a touché juste, ce coup-là. Je suis resté silencieux un instant.

« Tic Tac. Il y a beaucoup de vérité dans ta remarque. Mais il y a quelque chose dont tu n’as pas conscience : ce que je fais, je le fais parce que cela me plaît. J’y trouve un profond réconfort. Je m’y épanouis. Et je ne me plains pas. Cependant, j’ai un défaut : ce que j’entreprends, je ne sais le faire qu’à fond. Parfois, j’ai de la peine à me freiner. Voilà tout. Ceci dit, tu as raison, je veillerai désormais à employer ton expression à la place de l’autre. Et à l’appliquer. Surtout en ce qui te concerne. Malgré tout, tu n’as pas à te plaindre, je trouve. Je suis chaque jour à tes côtés.

- Ce n’est pas tout à fait faux. J’apprécie. Mais il est rare que tu t’attardes. J’aime quand tu demeures un peu avec nous.

- Plus on en a, plus on en veut. Mais, à l’avenir, j’y veillerai. Promis, Doudou.

- Bon, en fin de compte, iras-tu à cette fameuse fête des ânons ?

- Je vais essayer d’y emmener mes petits-enfants.

- J’espère qu’ils apprécieront… »

Il avait dit cela avec une grande nostalgie dans la voix.

J’ai compris.

« Désolé, mon vieux, mais je ne peux vraiment pas t’emmener. Du reste, personne ne viendra avec ses ânes. Il y aura déjà tellement de visiteurs ce jour-là, qu’on ne saurait où vous loger. Comprends-tu, bonhomme ?

- Oh ! J’avais compris, mon maître. Ne te fatigue pas. Je me consolerai aisément avec les enfants qui ne manqueront pas de me visiter ce dimanche-là, car tous ne seront pas là-bas, j’imagine ?...

-  Sans nul doute. Tous n’auront pas cette joie, en effet. Il y a fort à parier que tu ne manqueras pas de visites ce jour-là. Tu me raconteras…

- Et toi aussi, tu me raconteras, n’est-ce pas, mon maître ?...

- Bien sûr, mon Doudou… »

 

A bien y repenser, ce doit être doublement attristant, l’idée de ne pas pouvoir assister à cette fête des ânons. Il aurait aimé, c’est évident, être parmi ses amis. Mais je me suis souvenu qu’il ne connaîtrait jamais, non plus, le bonheur de jouer avec des petits ânes dont il serait le papa…



Ânerie N°35

14 MAI 2013

La tendresse de Tic Tac

 

Vous vous demandez bien s’il y a du nouveau sur le pré de Tic Tac depuis dix jours ? …

Oh ! Peu de choses, en vérité. Enfin, disons, peu de chose de grande importance. D’ailleurs, ces âneries ont-elles une grande importance ?...Je ne le pense pas, à vrai dire : je vous amuse, c’est tout. C’est peu. Et c’est beaucoup, au fond. Voyez plutôt.

Tic Tac m’amuse, et, pour moi, c’est beaucoup, savez-vous ?

Ce soir, j’ai passé une bonne heure auprès de mes bêtes. Sur le tard. L’angélus de sept heures sonnait au clocher de mon village quand j’arrivais à la barrière. A cette saison, c’est encore le plein jour. Je ne vous apprends rien en vous disant que ce printemps, s’il n’est pas vraiment froid, n’est guère chaud non plus. Il est pluvieux et venteux. Je m’étais couvert chaudement, car toujours un aigre courant d’air souffle au haut de cette butte exposée à tous les vents de la rose. Dans la benne du pick-up (notez qu’il est exceptionnel que je me rende en voiture au champ : ce n’est que lorsque je porte l’eau, ou des outils pour bricoler là-haut que je l’emprunte), j’avais embarqué tout un arsenal de bidons plastique pour transporter l’eau fraîche à mes deux gaillards, ainsi que la brouette. J’avais l’intention de nettoyer les timbres. En effet, l’eau y séjournant depuis longtemps, en raison des pluies abondantes de ces dernières semaines, s’y trouvait souillée et turbide.

Je commençais par déposer mon offrande rituelle : les quelques carottes achetées spécialement à l’intention de mon gros gourmand. Passer la main vide à travers le grillage à ce moment-là peut s’avérer risqué : ce glouton a le réflexe de happer goulûment tout ce qui pénètre dans l’enceinte de son territoire. Ainsi, cette première phase réussie, on peut passer à la suivante : je pénètre dans l’antre du dragon. Ce n’est pas sans danger non plus. Car les carottes n’ont pas apaisé la gourmandise de ce gros plein-de-poils. Il sait que je leur apporte du pain sec, dont il est friand. Donc, il est terriblement nerveux : il réclame d’autorité son dû. Il me bousculerait presque. Mieux vaut se montrer ferme d’entrée.

« Oh la ! Doudou ! Du calme ! »

Généralement, cela ne change rien. Il s’impatiente et me presse d’autorité.

« Allez, grouille-toi, mon maître, j’ai faim, moi ! »

Moi, gentiment, je le fais bisquer[1].

« Ah ah !...Tu as faim, mon gaillard ?...Avec toute l’herbe verte qui abonde sous tes pattes poilues, tu as faim ?...Non, mais ! Tu rigoles ?...

- Allez ! Assez de discours ! Tu le donnes ce pain ?... »

Et hop ! Un petit coup de tête dans le dos !

Je me retourne vivement :

« Attends, goinfre, ça vient ! »

Allez ! Il charge le bouc.

« Écarte-toi de mon chemin, bouc ! »

Il est vraiment excité. Vu sa taille, sa stature et sa force, s’il lui prenait la fantaisie de me bousculer, il n’aurait aucune peine à me renverser. Hélas pour lui, et tant mieux pour moi, il n’en a pas conscience, car, en qualité de maître, j’ai les pleins pouvoirs sur lui : il ne lui vient donc même pas à l’esprit qu’il pourrait avoir le dessus. Il est vrai que je ne suis pas du tempérament à me laisser monter sur les pieds. Déjà, maître dans ma classe, j’étais terrible ! J’en ai maté d’autres que ce gringalet de Tic Tac !

Là, j’en rajoute. Ne me croyez pas un instant : ni pour le côté Ivan le Terrible, ni pour celui du dompteur de tigres du Bengale. Quoique, parfois, je me fais l’effet d’un dompteur de mammouth, avec lui. C’est un peu David et Goliath.

Donc, comme nous nous connaissons parfaitement, lui et moi, il n’y a guère de danger : il me craint, me respecte, et m’obéit.

Il suffit que je lève la main vers son chef (pas moi, même si c’est moi le chef ; non, ici, le chef, c’est sa tête…), en visant de préférence les oreilles que je n’ai aucun mal à atteindre, vous vous en doutez, rapport à leur taille, tout en haussant le ton, pour qu’il batte prudemment en retraite. Alors, si je veux, je peux le faire tourner en bourrique. Ce qui, pour un baudet, est un comble ! En réalité, de cela il a grand peur, alors il file doux. C’est tout à fait comme dans un cirque. Il recule en tournant aussi longtemps que je veux. Je m’en amuse d’ailleurs un peu. Pas trop. Car je n’aimerais pas que l’on m’en fasse autant avec les gâteaux apéritif, par exemple. Et comme j’applique à la lettre le proverbe « Ne fais pas aux truies ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse »…

Quoi ?...Je l’ai déjà faite celle-ci ?...Non ! Pas possible ! Vous êtes sûr ?...Au fond, ça se peut. Ce doit être le début de la sénilité…

Où en étais-je ? Ah oui ! Donc, après la phase critique numéro deux, les esprits s’apaisent un peu. Vous vous demandez bien comment cet animal savant sait qu’il n’y a plus de pain dans mes poches ou dans le seau ?...Bonne question. Le flair, mes bons amis ! L’odorat ! Ce bougre d’oreillé (ça, c’est un mot que je viens d’inventer : on dit bien encorné, en parlant d’un bouc, pourquoi pas oreillé ?...car ne me dites pas qu’il n’est pas bien appareillé avec ses deux splendides appendices au sommet du crâne...), ce bougre d’oreillé, disais-je, a un nez !...

Mais que me faites-vous raconter là, grands Dieux ! Vous allez penser – je me suis si mal exprimé – qu’il sent par les oreilles ! Mais non ! Pas du tout. Je dis simplement qu’il a des capacités olfactives admirablement développées. Remarquez que le pain a une odeur assez puissante et caractéristique.

À ce propos, cela n’attire pas que les Tic Tac. On m’a tant donné de pain rassis que je croule sous les poches et les bassines. J’en ai rempli une pleine poubelle, une grande poche papier pour la farine des minotiers, et un nombre indéterminé de ces sachets plastique qui ont envahi notre vie et notre environnement. Je remercie chaleureusement ici les généreux donateurs. Vous êtes gentils. Vraiment. Vraiment…mais si elles sont gentilles aussi, elles m’empêchent maintenant de dormir en grattant dans mes murs, celles que votre pain attire : ce sont ces demoiselles souris…Enfin, ce n’est pas si grave. Donc, il me fait les poches, ce grand escogriffe, avec ses grosses narines. Il tâte de ses lèvres, pour confirmer qu’il n’y a plus rien de caché. Il m’inspecte des pieds à la tête, impudemment. Patient, je le laisse faire.

« Tu es sûr que tu n’en as pas oublié un petit quignon, dis ?...Laisse-moi voir…

- Voir ?...Sentir, tu veux dire plutôt, non ?...

- Oh ! Ne fais pas le malin, mon maître. Il t’arrive souvent de me faire des niches.

- Des niches ?...Voilà qui m’étonnerait. Que ferais-tu d’une niche, je me demande un peu ?…

- Ce n’est pas le moment de plaisanter. C’est sérieux.

- Oui ! L’heure est grave. »

Pan ! Un coup de museau dans le ventre.

« Ça t’apprendra !

- Oh ! Dis, Roudoudou ! Faudrait pas charrier ! »

Bon. Cette fois, il me pince la veste, à l’emplacement de la poche, et la tire. Je me fâche, mi- riant, mi- sérieux.

« Allons, mon bonhomme, c’est fini. Il n’y en a plus. »

Et, pour bien marquer la chose, je lève mes deux mains sous ses yeux, doigts écartés. C’est une convention, entre nous. Il comprend le langage des signes. À compter de ce moment-là, il s’apaise. Il sait qu’il n’y a plus rien à glaner dans les poches de son maître. Je ne l’intéresse plus. Il se détourne de moi et s’éloigne un peu. Jamais trop loin ni trop longtemps.

Alors on passe à la toilette. Il y a pris un grand plaisir, ce soir. Puis je suis allé chercher l’eau dans la benne.

Tout en devisant, il m’accompagne. Je pousse ma brouette lourdement chargée.

Encore une épreuve.

« Eh ! Arrête, andouille ! Tu vas me faire renverser la brouette ! »

Il adore ce jeu. Pousser la brouette avec moi. C’est bien gentil, mais chaque poussée de son gros museau sur le flanc de la brouette manque de la faire verser sur l’herbe. Je dois lutter pour contrebalancer sa pression. En outre, il me suit de près, dans cette occasion, et ses sabots viennent souvent me fracasser les talons. Cela ne me fait pas que du bien, croyez-moi. Ainsi, il n’est pas rare que je doive m’arrêter deux ou trois fois en cours de chemin avant d’atteindre les bacs de ciment, sous le noyer. Et je puis vous dire qu’il n’est pas léger, mon chargement. Ou c’est l’eau qui s’alourdit chaque jour, ou c’est la roue de la brouette qui tourne de plus en plus carré. Ce ne peut être que cela.

Ou alors, je vieillis…Non, ça, c’est impossible.

Bref, comme disait le fils d’un certain Charles (dit Marteau), - ce doit être pour ce tic de langage qu’on a fini par le surnommer ainsi ; il faut que je me surveille avant que j’aie un pépin, moi aussi…-, bref, donc, j’arrive enfin aux abreuvoirs (ainsi que les troupeaux de bœufs de Victor Hugo : dans son beau poème Choses du soir : « Les troupeaux de bœufs vont aux abreuvoirs… » ; ceci dit, n’en tirez pas de conclusion hâtive : je n’ai rien à voir avec ces bestioles).

Ouf !

« Ce soir, mes agneaux, je vous nettoie vos auges. Vous aurez de l’eau plus limpide que celle d’une fontaine.

- Ben c’est pas trop tôt ! Elle était si polluée, ton eau, qu’elle était imbuvable. Au point que cela fait au moins trois mois que je n’en bois plus. Imagines-tu la soif qui m’assèche le gosier, égoïste ? Tu n’as pas honte ?...

- N’exagère pas, tu me fais rire. Elle n’est pas si trouble, j’en boirais presque.

- C’est ça, oui ! Essaye donc, pour voir !

- Tiens, regarde, j’y mets bien les mains…

- Ah ! C’est malin ! Travaille donc, paresseux, au lieu de causer. »

Ça, c’est du Tic Tac toit craché.

« Paresseux, paresseux…C’est vite dit. Parce que tu fais quoi, au juste, comme travail, toute la sainte journée, toi, l’âne ?... »

Supérieur :

« Je broute ! 

- C’est cela, en effet, Monsieur mange. C’est ce que tu appelles travailler, n’est-ce pas ?... »

De toute sa hauteur :

« Oui, Monsieur ! »

Je n’insiste pas. À l’aide d’une gamelle (en plastique, forcément), j’écope, le dos penché sur les timbres.

Que croyez-vous qu’il fasse, ce grand nigaud, pendant ce temps-là ?...Hein ?...Allez, devinez …Je vous le donne en mille. Il s’en prend aux jerricans qui dorment dans la brouette. Il les tète, bave dessus, les mordille. Là j’interviens.

« Ah non ! Tic Tac, arrête ça tout de suite ! Tu vas me crever le bidon ! »

Lui, hilare :

« Je voudrais voir ça… »

Et il part de son rire tonitruant !

Moi, penaud :

« Ben quoi ?...Qu’ai-je dit de drôle ?... »

J’ai le sentiment d’être passé à côté de quelque chose…

« Mon maître, quel rigolo tu fais ! Tu n’en rates pas une ! Rassure-toi, je ne vais pas te crever le bidon… »

Il s’est roulé sur le sol, secouant ses pattes en l’air frénétiquement, pris d’un fou-rire incontrôlable.

Je me sens piteux. Je me tais, tout en l’observant du coin de l’œil.

« Dis, Doudou, n’en rajoute pas trop. Quel comédien ! Cesse, maintenant. Tu as fait peur à Louve.

- Entre deux hoquets, il se relève et ajoute :

- Ta chienne, c’est une poltronne. Je te l’ai déjà dit. Elle aurait peur d’une souris.

- Tu n’es pas charitable, Tic Tac. C’est faux. C’est un excellent chien de garde, tu sais. Et je déconseille à quiconque d’entrer sans moi sur son territoire. Même toi.

- Un : je ne sais même pas où tu loges. Monsieur n’a jamais daigné m’inviter à sa table. Deux : ta chienne ne me fait pas peur. Tu l’as vue fuir quand je l’attaque ? La queue entre les pattes ? Il n’y a que lorsqu’elle est de l’autre côté de la barrière qu’elle fait sa fière et me montre les dents. C’est ça que tu appelles un féroce animal ?...Laisse-moi rire »

Il n’a pas tout à fait tort, c’est ainsi que se comporte Louve, en effet.

Pendant toute cette petite conversation, ladite Louve s’est fait un copieux déjeuner de crottin et s’en est bien badigeonné l’échine. Ben voyons !...

Finalement, mon baudet m’a tellement fatigué avec son insistance à vouloir manger les bidons, que je lui ai lancé une gamelle d’eau à la tête.

Alors là, surprise ! Il en est resté interloqué, tout chose, pendant cinq minutes. Il m’a regardé longuement, un peu triste, comme pour me signifier son incompréhension. Il est resté coi.

Je me suis senti tout chose, moi aussi. Mais devant son air déconfit, je n’ai pas pu m’empêcher d’éclater de rire.

Visiblement dérouté par ma conduite, il ne bougeait plus. Il m’a fait de la peine. Je suis allé le consoler. Il s’est laissé faire sans bouger, sans dire un mot.

Je crois que je ne réitérerai plus un acte aussi inconsidéré. Je me suis excusé.

Puis il s’est éloigné. Il s’est allongé dans l’herbe. C’était plus pour se donner une contenance. C’est alors que j’ai assisté à une scène curieuse.

Lui était sur son ventre, pattes repliées sous lui. Position exceptionnelle de repos. C’est alors que son ami bouc s’est approché de lui, s’est mis en position de combat, baissant la tête. Puis il a posé doucement son front baissé sur celui de mon âne, qui ne s’est pas dérobé. Il m’a semblé qu’il prenait plaisir à cette joute pacifique, comme si ce n’était pas la première fois qu’ils jouaient ensemble. Ce manège n’a pas duré longtemps. Mais c’était étonnant, et touchant aussi.

Quand je vous disais, en préambule, qu’en compagnie de mes bêtes, je m’amuse, me croirez-vous ?

Pour finir, je suis resté un peu avec eux.

Cette grosse peluche m’a fait des mamours à n’en plus finir. Il me tétait les mains, posait ses lèvres mobiles sur les différentes parties de mon corps, m’explorant avec une grande délicatesse, et, comme de bien entendu, n’a pas pu s’empêcher de me mordre le bras à travers le tissu. Oh ! Pas bien fort. Juste un petit pinçon amical. Mais aussitôt son forfait accompli, il s’est vitement retiré, craignant la sanction. J’ai ri. Il y avait une telle douceur dans sa conduite !

Dans le rétroviseur, comme j’allais au pas ou presque pour rentrer dans mes pénates, de mon train de sénateur (comme dirait Jean de La Fontaine[2]), par-dessus les herbes hautes du chemin, je voyais à leur crête, dressées haut dans ma direction, ses grandes oreilles immobiles, qui s’éloignaient peu à peu au fur et à mesure de mon avance…

Il m’a suivi du regard, jusqu’au bout…



[1] Faire « bisquer » : taquiner

[2] Vous noterez que, en excellent littérateur, j’ai émaillé pour vous mon texte de citations d’auteurs…

Ânerie N°36

27 MAI 2013

Les escapades nocturnes de Tic Tac

 

« Eh bien, mon Roudoudou, tu es magnifique ainsi, ta robe parsemée de pâquerettes. Qui t’a si joliment décoré ?...Ton ami bouc, peut-être ?... »

« Ravi de voir que tu remarques cette coquetterie. Le bouc ? Tu veux rire ! Il en serait bien incapable. D’ailleurs, il n’y a rien à lui demander, à celui-là. Non. C’est ma copine Méline qui me les a semées dans la fourrure. Pas mal, hein, mon maître ?... »

« Pfff ! Regarde-le ce grand couillon ! Avec ses fleurs dans le poil, il a l’air d’un mammouth du permafrost décongelé ! »

Et toc ! On peut dire que c’est envoyé ! Il semble que Robin ait pris du poil de la bête[1]. Je n’ai pas pu m’empêcher de le lui faire remarquer.

« Eh ben dis donc, Robin, tu n’es pas en reste, on dirait. Tu ne t’en laisses pas compter. Je ne dis pas que tu te laisses conter fleurette, mais tu progresses épatamment. Et d’où te viennent à la fois ces connaissances surprenantes et cet humour, non moins surprenant ?...Peut-on savoir ?... »

C’est Tic Tac qui a répondu pour lui, lui coupant la parole.

« Monsieur a été touché par la grâce. Cette nuit, Méline est venue. Elle l’a gracié. 

- Gracié ? Oh ! Il y a erreur, mon gros. Il n’était pas condamné à mort, quand même ?...

- Non. À vie. Je veux dire à mourir idiot. Elle a eu pitié de lui, le pauvre bouc, et lui a fait don d’un peu de connaissances et d’intelligence. Un reste de ses dons qui traînait, inutilisé. Remarque, elle en a bavé. Il est plus obtus qu’un angle.

- Un angle ?...

- Un angle obtus, tu ne connais pas ? Angle aigu, angle obtus, angle plat…Tu veux que je te fasse un dessin ?

- Oh ! Je vous trouve soudain bien complémentaires, tous les deux, pour des angles. Après tout, vous n’êtes pas des anges. Il ne manque que le rapporteur.

- On l’a : c’est lui.

- Tu y vas fort, Tic Tac. »

Tellement fort que le bouc lui a planté ses cornes dans les fesses. Heureusement qu’elles sont recourbées, sinon il l’embrochait comme un vulgaire poulet.

« Oh ! Vas-y mou, bouc, Qu’est-ce qui te prend ? T’es pas un peu malade ? Tu vois bien, mon maître : il est complètement psychomachin, ton bouc.

- Dis donc, l’âne, je vais t’apprendre à me traiter de la sorte, moi, Robin, au port si altier, si joliment encorné, qui fais craquer les cœurs des chevrettes.

- Tu peux causer, animal, des chevrettes, il n’y en a point. Et quand il y en avait, elles te mettaient en fuite aussi aisément qu’un lièvre.

- Un lièvre ? Pourquoi un lièvre, poilu ?

- C’est poltron, les lièvres. C’est du moins ce que dit La Fontaine. Pas la Source. Le Jeannot. Mais tu peux pas connaître, bouc, tu es trop inculte. »

Pan ! Encore un bon coup de cornes dans les fesses du baudet !

Cette fois, l’autre réagit et lui balance le sabot dans les flancs.

Cri du mouflon. J’interviens.

« Oh la ! C’est pas bientôt fini, votre cirque ? »

Et que me répond cette andouille de Tic Tac ?

« Oh ! Mon maître ! On n’est pas à Gavarnie, ici. Ni chez Pinder.

Décidément, ce soir, ce n’est pas simple.

« Eh ! Gros malin ! Tu n’avais pas remarqué que Méline, ta copine, l’avait transformé en mouflon, avec sa baguette magique ? C’est pour ça que j’ai parlé de cirque (de Gavarnie ou de Trémouse, d’ailleurs, peu importe).

- D’abord les mouflons, c’est en Corse, pas dans les Pyrénées. Dans les Pyrénées, ce sont des isards. Le nôtre, ce n’est ni un mouflon, ni un chamois, ni un isard. Plutôt un mouton, à mon sens, vu son caractère. En tout cas, il n’a rien d’une biche. Hein, ma biche ?...

- Parce que toi, tu ressembles à un isard, peut-être, Tic Tac ? À un yack, oui, ou un hippopotame…

- Tu ne sais même pas de quoi tu parles, bouc. Un hippopotame, c’est tout nu. Pas un poil sur le corps. Quant au yack, il a des cornes. Va prendre des cours de sciences, hé, banane. »

J’interviens.

« N’avez-vous pas bientôt fini vos enfantillages ? Dites-moi plutôt quand est venue la fée du noyer. Cela fait longtemps que vous ne m’en aviez pas parlé. Vient-elle souvent vous voir ? Que vous dit-elle de beau ?

- Tiens ! Voilà que ça t’intéresse, maintenant, mon maître ? Que veux-tu que je te dise ? Elle vient chaque soir, et nous parlons. Elle nous apprend tout plein de choses. Des quantités de savoirs dont tu n’as seulement pas idée.

-  Ah ? Vous m’intéressez, les garçons. Et quoi donc, par exemple ? C’est elle qui a appris le permafrost à Robin ?

- Entre autres, oui. Mais chez lui, ce qu’il retient, c’est plutôt lacunaire.

- Lacunaire, lacunaire…Tu ne vas pas recommencer, non ? En as-tu pas soupé de toujours me faire passer pour le bouc émissaire ? Grand nigaud !

- Tu vois : c’est exactement ce que je te disais, il n’a seulement pas compris le mot.

-  Oh ! Voilà qui commence à bien faire, âne ! Tu veux que je te la donne l’explication pour lacunaire ? Hein ? C’est ça que tu veux ? Hé bien voici : lacunaire : qui révèle des lagunes. »

Là-dessus, mon âne se prend d’un énorme éclat de rire et se tord les côtes, se roule par terre.

Inutile de dire de quelle façon Louve disparaît des abords !

« Lagunaire ! Elle est bien bonne, celle-là ! J’aurais tout entendu ! Tu vois, mon maître, il est encore plus mauvais que ce que je croyais. Il s’en tient une couche, le bougre ! Ce n’est pas une couche, c’est un blindage.

- Tais-toi, bourricot ! reprend Robin d’autorité. Tu n’as rien compris. Une lagune ce n’est jamais qu’un trou empli d’eau. Une lacune, quoi. C’était un jeu de mots pour vous faire rire. N’y aurait-il que vous à faire de l’humour, ici ?...Mais je suis bien trop subtil pour vous. Désormais, je garderai mon esprit pour Méline. Elle, au moins, elle me comprendra. »

Là-dessus, il nous tourne délibérément les fesses et se met à évacuer des petites billes de crottes noires, afin de bien nous montrer son mépris.

« Avec tout ça, je ne sais toujours pas ce que vous fabriquez avec votre fée. Tic Tac, vas-tu m’expliquer, enfin ?

« Eh bien, je vole, maître Francis. Chaque nuit, j’explore une direction différente de ces contrées. Depuis quelques jours, je ne suis pas sorti. La navigation de nuit, sans instruments de bord, c’est dangereux. Je n’ai pas envie de m’écraser sur le toit d’un hangar, ou de me prendre les pattes dans les fils à haute tension. Tu ferais bien de m’acheter un compas, un goniomètre, un altimètre, un chronomètre, bref, tout ce qui me permettrait de me situer plus précisément dans les airs.

- Euh ! Tu crois vraiment que tu as besoin de l’équipement d’un bombardier, mon Roudoudou ? En ce cas, vois donc avec ta bienfaitrice. Pour ma part, je crains de n’être pas très compétent, ni assez fortuné pour t’équiper de la sorte. Sans compter que je ne vois pas très bien comment tu te les installerais, tes instruments. Jusqu’où es-tu allé, mon bonhomme ?

- Justement, je ne peux pas le savoir avec certitude sans cartes ni boussole.

- Hum ! C’est juste. Je réfléchirai. Cependant, je t’ai expliqué les étoiles. Voilà qui devrait te guider ?

- Oui, c’est juste. J’y puise mes repères pour revenir au champ, à l’issue de mes virées nocturnes. Mais avec ces temps nuageux, en ce moment, il m’est impossible de me repérer. C’est pour cela que j’ai dû interrompre mes explorations.

- Mmmh ! Je comprends. Et la fée, elle t’accompagne, quand tu pars ainsi dans tes escapades nocturnes ?

- Le plus souvent, oui. Nous volons de conserve. »

Là-dessus, de sa voix caverneuse, le bouc intervient.

« Comme les boîtes ! Ils volent en espadrilles, les joyeux drilles !

- En escadrille, Robin, pas en espadrilles ! Les espadrilles, ce sont des savates de corde du pays basque. »

Tic Tac est encore parti à rire ! Louve, qui était revenue prudemment, a pris ses pattes à son cou, et a disparu !

Décidément, pour la mise en boîte, ce soir, c’est réussi. Ils ne se ratent pas !

Je dois dire qu’imaginer Tic Tac volant en espadrilles n’est pas franchement triste.

Une question me préoccupe, cependant.

« Dis-moi, Tic Tac. Profites-tu de ce don exceptionnel que t’a accordé la fée Méline pour rendre visite à tes congénères ?

- C‘est exactement le but de mes sorties. Hélas, je n’ai encore géolocalisé aucun objectif. »

Je le regarde avec inquiétude. Je trouve qu’il cause bizarrement, soudain. Ma parole, il se prend pour Mermoz ! Je me demande si c’est vraiment une bonne chose, cette liberté-là, que lui a allouée la fée du noyer. Elle va me le tournebouler. J’irai bien lui dire deux mots, à la fée, moi !

Pour l’heure, ils m’ont fatigué, ces deux ostrogoths. Je les laisse.

Je me demande bien s’ils poursuivent leurs querelles en mon absence, ou si c’est seulement quand je suis avec eux.



[1] C’est une image ; il n’a pas arraché un poil à son grand dadais de compagnon, rassurez-vous…

Ânerie N°37

06 Juin 2013

Tic Tac et le cor

 

Je suis allé à Décathlon aujourd’hui pour acheter un nouveau licol à mon âne. L’autre commençait à fatiguer. Je le lui ai pris en rouge. D’abord, ça change du noir, et puis, le rouge, ça va bien avec le marron. Je ne lui ai pas encore présenté. Je ne sais pas vraiment ce qu’il va en penser. De toute façon, si ça ne lui convient pas je le retournerai au magasin. Je verrai bien. J’espère que ça lui plaira. Il est si difficile. Tellement imprévisible, parfois. Pourtant, le rouge, je suis sûr que ça mettra sa belle robe brune en valeur. Mais j’appréhende. Franchement, je n’ose pas encore lui montrer. D’abord, je lui en parlerai. Je tâterai le terrain. « Tu aimes le rouge, mon Doudou ? »

Je me méfie, parce que le dessus de lit du psy, il ne l’avait pas apprécié du tout, souvenez-vous. Il préfère le jaune. Mais voilà, il n’y avait pas de licol jaune. En fait, il ne se verra pas, puisqu’il l’aura sur le museau. Mais il est capable de me faire un caprice. Je crains que cela ne me tracasse fort. Je ne vais pas en fermer l’œil de la nuit !

Nous avons parlé musique, ce soir. Il aime le cor, au fond des bois, me disait-il.

C’est étonnant. Mais enfin, pas tant que cela, dans le fond. Le son du cor lui rappelle certainement le cri de l’un de ses congénères.

Je lui avais amené un quatuor pour cor, piano, violon et basse continue. Oui, j’ai fait l’acquisition d’un lecteur de CD. Comme ça, je lui pose le casque sur les oreilles, et il peut partager ma passion. Non, je ne lui avais pas amené le quatuor en chair et en os, si je puis dire. C’est trop cher. Mais le CD, au fond, c’est pratique. Sauf qu’il ne connaissait pas cet instrument, aussi bizarre que cela puisse paraître. Je le lui ai fait découvrir. Je m’efforce de former son goût musical.

J’avais mis le volume trop fort, au départ.

Il a commencé par ruer dans les brancards. Enfin, je veux dire, au sens figuré. Il n’était pas très heureux.

« Ôte-moi ce machin de là, mon maître ! ça me fait mal aux oreilles ! »

Il fallait voir comme il se démenait, secouant ses oreilles en tous sens !

« Arrête, Tic Tac ! Tu vas me casser le casque ! Attends ! Je baisse le volume… »

Zut, me dis-je, je m’étais trompé de sens, c’était à fond ! Tu m’étonnes s’il rouspète !

J’ai réglé le volume à un niveau plus confortable.

« Là. Ça va mieux comme ça, mon bonhomme ?...

- Oui, c’est mieux. Remets à zéro. C’était inaudible.

- Ok, bonhomme. C’est du cor. Tu vas apprécier.

- Ça se joue comment, ça ressemble à quoi ?

- Ça se joue au pied. Le cor, on l’a au pied, en général.

- Ah bon ? Explique-moi un peu dans les détails. »

J’avais beaucoup de mal à retenir mon fou-rire. Il s’en est aperçu.

« Tu te moques de moi, mon maître, encore une fois. Tu n’es pas gentil, vraiment. Comment veux-tu que je te croie, si tu me racontes des blagues à longueur de journée ?

- Mais je sais que tu apprécies l’humour, mon gros doudou. Je t’explique. C’est un tuyau de métal qu’on s’enroule autour du cou comme un cache-col, et on souffle dans une extrémité, la petite, et le son sort par l’autre bout, le gros. Tu vas voir. Ça ressemble un peu à ton braiement.

- Je ne pense pas que je verrai grand-chose, mon maître. Je vais entendre, peut-être, quand tu te tairas et que tu appuieras sur start.

- Oh ! C’est bon. J’ai compris. Je te laisse. »

J’ai appuyé sur le bouton défilement, et je l’ai laissé tranquille.

« En tout cas, a-t-il dit dès les premières mesures, ce n’est pas un cor mort, même si ça ressemble à une corne de brume. 

Belles allusions marines. Il sait que j’aime la mer.

- Non, en effet, dis-je, afin de ne pas être en reste. Ce serait plutôt du buccin ou de la conque.

Mais il ne m’entendait plus. Il était à présent si absorbé que rien n’aurait pu le soustraire de son écoute. Il battait la mesure du sabot et de la queue, secouant sa tête sous le casque de haut en bas ou de droite à gauche. C’était plutôt drôle.

À la fin, je lui ai demandé ce qu’il en pensait.

« C’est excellent, a-t-il dit. Repasse-le-moi »

Ainsi, si je l’avais écouté, il aurait encore le casque aux oreilles, à l’heure qu’il est.

Je le lui repasserai de temps en temps.

Puis, nous avons marché autour du pré, de conserve. En discutant musique. Il m’a dit qu’il aime bien Mozart, surtout  La petite musique de nuit. Moi, Mozart, ce n’est pas vraiment ce que je préfère. Chacun ses goûts.

À un moment, une hirondelle est passée plusieurs fois autour de nous. Tic Tac s’est arrêté, l’air profondément triste.

« Tu vois, m’a-t-il dit, cette année il n’y a plus qu’une hirondelle dans ton village. Bientôt, il n’y en aura plus du tout. C’est triste. Je les aime bien, les hirondelles. Sais-tu pourquoi elles se raréfient, mon maître ?

- Hélas oui ! Je ne le sais que trop. Encore une conséquence des activités humaines. Les insecticides, les pratiques culturales actuelles, la disparition des haies, la suppression des marécages et des roselières…, bref, toute l’agriculture actuelle concourt à l’extermination des insectes, nourriture de ces oiseaux. Et puis, elles ne trouvent plus guère où nicher, puisqu’il n’y a plus d’étables et d’écuries. Moi aussi, cela m’attriste, mon âne, de voir s’éteindre ces oiseaux. »

Nous avons repris notre marche en silence. C’est lui qui l’a rompu.

« Dis donc, mon maître, tu ne m’avais pas dit que tu étais allé jouer la comédie ces deux jours ?...

- Qui t’a dit cela, Doudou ?

- Jean-Claude, bien sûr. Il m’a tout expliqué. Que l’on t’avait demandé de tenir le rôle d’un chambellan dans une grande fête médiévale non loin d’ici. Pourquoi ne pas m’en avoir parlé ?

-  Quelle importance ?

- Aucune, en effet. Sauf que tu me fais de cachotteries. Pourquoi me fais-tu des cachotteries, mon maître ? Ne mérité-je plus ta confiance ?

- Si, bien sûr, mon Tic Tac. Mais je supposais que cela ne t’aurait pas intéressé.

- Mais tout ce qui touche à toi m’intéresse, mon maître. J’espère au moins que cela s’est bien passé. As-tu été content de ces deux jours ?

- Oui, mon ami. Ce fut un grand dépaysement, dans une excellente ambiance. C’était un peu comme si j’avais vécu dans une autre époque. Et puis, quand on retire le costume, le rêve est fini…

- Mmhh !...Un peu triste ?

- Absolument pas, mon bonhomme. Mais, le temps de la fête, j’ai vécu dans une autre vie. C’est étrange.

- Bon ! Au moins, tu t’es changé les idées. C’est pas comme moi. Ici, avec le bouc comme compagnie, ce n’est pas tellement varié.

- Et réciproquement, beau solipède ! »

Ça, c’est Robin qui renvoie la balle.

«  Ne te plains pas, Tic Tac. Il est charmant, ton compagnon. Et puis, tu aurais pu tomber plus mal. Au fond, ta sagesse, mon Tic Tac, c’est là que tu la puises, dans la paix de ce champ.

- Sans doute, mon maître. »

Il s’était arrêté, le regard vague : il songeait. Seules ses oreilles bougeaient de temps à autre, pour chasser une mouche, ou sa queue. Visiblement ses pensées vagabondaient.

« À quoi songes-tu, mon lapin ?

- Mon lapin ? C’est à cause de mes oreilles que tu m’appelles ainsi ? Tu ne me l’avais pas encore servie, celle-là. Oh ! Je sais. C’est affectueux. Mais enfin, cela me fait drôle de me faire traiter de lapin. Encore heureux que tu ne m’aies pas appelé mon canard. Ou ma biche. Quelle drôle d’idée de m’affubler de noms d’animaux ! Oui, je songeais au temps qui passe. Aux vestiges du passé. Tu me parles parfois des recherches archéologiques que vous entreprenez, vous les humains. Des traces des gens qui ont vécu avant nous. Des animaux aussi. De ces géants du passé qui nous ont précédés sur terre. Mais jamais tu ne me parles de l’histoire de ma race. Ne retrouve-t-on pas de squelettes d’ânes, par exemple ?

- Il arrive qu’on en retrouve, en effet, mais on n’en parle pas tant que de ceux de nos ancêtres humains. Je suppose que, à l’inverse, si des ânes entreprenaient des recherches archéologiques, ils feraient plus de cas des restes de leurs ancêtres que des miens. Normal. 

- Cela semble évident. »

À nouveau, le silence s’est établi. Nous étions arrêtés dans le haut du champ, près de la haie, contemplant la ligne épaisse et irrégulière des bois proches, et les lointains brumeux. Les éoliennes brassaient l’air lourdement.

« Au fait, tes lecteurs s’impatientent. Tu ne leur écris plus, sur ton site internet. C’est Anne qui me l’a dit. Que se passe-t-il donc, mon maître ? Te lasserais-tu ?

- Oh que non, mon âne ! Mais c’est que j’ai eu un emploi du temps fort chargé ces derniers temps, et ce n’est pas fini. Alors, il était trop tard, le soir, pour que je me mette à mon ordinateur. Je dormais sur le clavier.

- J’avais bien compris. La preuve : tu ne venais même plus me voir le soir. Ou alors, en vitesse. Je n’avais seulement pas le temps de te parler ou de te faire un câlin. J’espère que ça ne va pas durer, ces chamboulements ?

- Pardonne-moi, mon Roudoudou. Je reconnais que je n’avais plus une minute à moi, ces dernières semaines. Celle qui vient, d’ailleurs, je vais être très occupé. Mais je te promets qu’ensuite, je vais pouvoir à nouveau me consacrer à toi et à mes lecteurs.

- Et à tes lectrices ! Ne les oublie pas. Elles sont nombreuses à attendre tes commérages, sais-tu ?

- Oh ! Là, alors, j’en doute. Je n’en crois rien. Tu sais, Tic Tac, ce n’est guère passionnant, ce que je raconte. Ce ne sont que des âneries. Pour amuser la galerie.

- Quelle galerie ?

- Façon de parler. Amuser les gens qui se prêtent à mon jeu. Ce ne sont que des fables, des contes de rien du tout.

- Ne dis pas cela. À ce compte-là (sans jeu de mots), tout ouvrage de fiction n’est qu’amusement, or distraire, faire rêver, c’est utile. Sans compter que parfois, nos rêves peuvent devenir réalité.

- Tu penses à ta fée, n’est-ce pas, mon gros ?

- Entre autres choses, oui. Tu vois bien que c’est merveilleux de rêver. La réalité est parfois si triste.»

J’ai vu passer, dans ses grosses prunelles qui me regardaient tendrement, des nuages sombres. Il pensait à cette famille qu’il ne fonderait jamais, à ces ânons mignons qu’il ne verrait jamais courir dans ses pattes. C’est pour cela que je ne lui ai rien dit, lorsque je suis allé à l’asinerie, avec les petites, l’autre jour, pour qu’elles caressent ces gentilles peluches noires et frisées, les petits baudets des ânesses.

 

Sur le chemin du retour, je l’ai entendu pousser son cri dans mon dos, par-dessus la barrière. Je me suis retourné. Il me regardait, ses oreilles dressées haut sur son crâne. Je l’ai salué longuement de la main, et je suis rentré, Louve trottant à mes côtés.

 

Ânerie N°38

13 Juin 2013

Tic Tac  chante Lavil

 

Qu’il fait bon, ce soir, au milieu de ce champ, territoire de mon âne !

Après tant de jours de pluie et de froidure, nous avons bénéficié d’un peu de chaleur et de soleil. C’est la fin de journée. Tic Tac broute paisiblement à quelques mètres de moi, me surveillant du coin de l’œil. Robin est allongé dans l’herbe. Louve se roule dans la prairie, plus sûrement dans une crottière. Le temps s’écoule, immobile, et je laisse errer mes regards au loin, sur la campagne au repos. Il fait bon. La brise du soir, légère, se lève, faisant frissonner les brins d’herbe et les corolles des boutons d’or. Les bras des grandes éoliennes demeurent figés dans le ciel, au bout de leurs mâts.

La masse sombre des bois proches est comme une bête assoupie. Le fin croissant de la lune entamant son cycle s’est incrusté sur la clarté déclinante du ciel vespéral. Un troupeau de nuages légèrement grisés monte, au nord, au-dessus de la Commanderie.

Vers la large échappée du sud, des hameaux lointains commencent à être ensevelis par l’obscurité naissante, et des lumières y brillent, la trouant de leur éclat vif.

Tic Tac s’est approché de moi sans bruit. Il frotte rudement sa tête sur mon épaule.

« Eh bien, mon maître, on rêve ?... 

- Oui, mon Doudou, je rêve. Vois comme tout est empli de calme, ce soir.

- En effet. Il semble que la pluie, qui nous a accordé une trêve, laisse la nature reprendre haleine. Note bien qu’elle est toujours bénéfique, cette eau. Je n’ai jamais eu autant de verdure à brouter à cette époque de l’année. Ce n’est pas moi qui m’en plaindrai. Je préfère ces temps de fraîcheur à ceux caniculaires des années passées, où j’étouffais, et où il n’y avait rien à se mettre sous la dent. Et à quoi songeais-tu, mon maître ?

-  A tout et à rien. Je laissais vagabonder mes pensées. Je goûtais le bien-être simple de ce soir. J’imaginais d’autres soirs comme celui-ci, de mon passé, de mon enfance, songeant à toute l’humanité qui nous a précédés, et qui a également goûté de pareils moments de grâce simple, de mes parents et grands-parents à tant d’êtres humains dans la nuit des temps et partout sur terre.

- C’est oublier les temps de guerre, les crimes, les souffrances, mon maître.

- Oh ! Je le sais bien, mon âne ! Mais, vois comme il est un équilibre en toutes choses ici-bas. Songer aux bienfaits de la paix n’empêche nullement de songer aux affres de la guerre. Car il semble qu’on ne puisse se passer d’elle, depuis des siècles d’humanité. Déjà, les premiers humains se combattaient entre eux. Songe à ce poème de la Renaissance :

« Gordes, que ferons-nous ? Aurons-nous point la paix ?
Aurons-nous point la paix quelquefois sur la terre ?
Sur la terre aurons-nous si longuement la guerre,
La guerre qui au peuple est un si pesant faix ?[1]
 »

Pourquoi cela devrait-il cesser un jour ? Aussi déprimante soit cette pensée, force est de constater que guerre et crimes sont indissociables de notre humanité.

- Nous, les ânes, depuis la nuit des temps, nous vivons en paix. »

Je n’ai pas répondu. A la vérité, je rêve depuis toujours un monde de paix où les lions viendraient manger dans la main des hommes, où nul ne mangerait que du végétal…et je ne puis m’empêcher de mordre à belles dents dans mon bifteck…C’est bien le paradoxe humain : rêver toujours de choses improbables. Bien sûr, je puis me passer de viande, mais voilà bien qui n’empêcherait pas l’abattage des bêtes pour nourrir l’humaine engeance. Rêver de la paix ne l’instaurera pas.

« Au fait, Doudou, que devient Méline, votre gentille voisine ?

- Je continue de la voir régulièrement. Elle s’est absentée quelques jours pour se rendre à un congrès.

- Un congrès des fées ?

- Oui, bien sûr, pas des ânes.

- Ah, tiens ! Je ne savais pas que les fées se réunissaient en congrès. Je me demande bien ce qu’elles peuvent s’y dire.

- Je le lui demanderai, si tu veux. Mais il me semble qu’elles devaient évoquer les méfaits de la société humaine sur la nature, qui sont devenus alarmants.

- Hum ! Je crains qu’elles n’y puissent pas grand-chose.

- Certes, mon maître, mais enfin, qui sait ? Elles auront peut-être des solutions à proposer ?

- Oh ! Il faudrait vraiment qu’elles y déploient leur plus grande magie, mon Roudoudou. Je crains qu’il ne soit trop tard. Les dégâts constatés sont, hélas ! irréversiblesum !  , et, chaque jour, nous en commettons de nouveaux. Les progrès techniques humains réclament sans cesse des innovations, toujours plus polluantes, forcément. Nos chercheurs inventent quotidiennement des produits de consommation, en grand nombre, pour une humanité de plus en plus gourmande de confort. Cette spirale infernale énergivore ne peut se stopper, désormais. Où cela s’arrêtera-t-il ?...Vois, Tic Tac. De nombreuses espèces animales disparaissent à cadence accélérée. Hier les dodos, aujourd’hui les hirondelles, et demain ?...

- Je te trouve bien pessimiste ce soir, mon maître. Allons, chasse ces sombres pensées, et vis l’instant présent.

- C’est ça. Je mets un bandeau sur mes yeux des boules quies dans mes conduits auditifs, et ainsi, la vie est belle…

- Mais enfin, camarade, peut-on vivre perpétuellement dans la morosité ? Cela changera-t-il d’un iota quelque chose aux problèmes ?

- Tu dois avoir raison, mon Tic Tac. Mais je suis ainsi fait, que je ne puis m’empêcher de m’alarmer de voir quel monde les humains ont fait et font de cette si belle bulle de lumière et de vie perdue dans le cosmos…

- Tu penses à Dieu, je suppose ?

-  Comment éviter la question ? Connais-tu le paradoxe de Schrödinger, mon baudet ?

- Oui, je pense. Fais-tu allusion à cette expérience de pensée nommée  le chat de Schrödinger ?

- C’est cela, mon Roudoudou. Comme tu sais, elle consiste à imaginer qu’on a enfermé un chat vivant dans une boîte. On ne peut absolument pas l’observer sans ouvrir la boîte. La physique quantique nous dit que le chat peut être à la fois vivant et mort dans sa boîte. Évidemment, comme il n’y a nul moyen de vérifier en quel état il est, on peut bien imaginer qu’il est dans les deux états simultanément. Le seul moyen d’en avoir le cœur net est donc d’ouvrir la boîte.

- Mais on peut penser que s’il ne miaule plus, il est mort ?

- On peut le penser mais c’est faux, car il peut très bien continuer d’être vivant et s’être tu de lui-même.

- C’est juste, mon maître. Donc, tant que l’expérimentateur n’ouvre pas la boîte, on ne sait pas en quel état est ce pauvre chat.

- Tout juste. Ne le plains pas : l’expérience est fictive, je te le rappelle, c’est une expérience de pensée.

- J’ai bien compris. Somme toute, à l’ouverture de la boîte, celui-ci saura ce qu’il en est.

- Pas forcément. Car, selon la théorie quantique, l’observateur introduit forcément une modification de l’état quantique de superposition. En d’autres termes, l’observation fausse le résultat de celle-ci. Voilà une hypothèse intéressante, n’est-ce pas, Roudoudou ? On peut presque dire que si le chat est trouvé mort à l’ouverture de la boîte, il se peut que cela soit dû à notre curiosité…Étranges raisonnements…

- Bon. Je veux bien, mon maître, mais dis-moi, pourquoi as-tu souhaité me parler de ce chat ? On pourrait imaginer tout autre animal, ou un homme.

- En effet. Tu as raison. De nombreux physiciens continuent de gloser là-dessus. Mais là n’est pas mon propos. Tu m’as demandé si je pensais à Dieu tout à l’heure. Justement, c’était le cas. Je me disais que, peut-être, comme pour le chat de Schrödinger, n’ayant aucun moyen d’observer si Dieu existe ou pas, à l’ouverture de la boîte, il peut être révélé, ou pas, ce qui, dans le second cas, ne signifierait pas qu’il n’existe pas. Tu me suis, mon lapin ?

- Je t’ai déjà dit que je ne suis pas ton lapin. Ceci dit, je commence à patauger dans le yaourt. Où veux-tu en venir ?

- Je ne sais pas trop. Je sens qu’il y a là une faille intéressante. On peut supposer qu’une telle entité ait existé. Cela ne signifie pas obligatoirement qu’elle existerait encore. Ainsi, Dieu peut avoir existé et être mort, ou bien être parti ailleurs, pour des raisons personnelles. Il se peut aussi qu’il n’ait jamais existé, et Il serait alors le fruit d’un imaginaire collectif. Il faut se souvenir qu’à force de vouloir une chose, il arrive parfois qu’elle se réalise. Mais si l’on applique le raisonnement quantique dont nous venons de parler, on peut dire que Dieu existe et n’existe pas en même temps. C’est amusant, non ?

- Excuse-moi, mon maître, mais là, je commence à avoir de la peine à te suivre. »

Sur ce, il tend ses deux postérieurs en arrière, et se soulage copieusement d’une envie d’évacuer son urée.

- Eh bien, mon lascar, je vois que je te passionne. Concentre-toi donc un peu, nom d’une pipe. Je te donne la possibilité d’élargir le champ de tes pensées, et toi, tu demeures préoccupé de besognes bassement matérielles. Remarque, il faut bien que ces besoins-là s’exécutent, c’est vrai. Je reprends.

- Ah, non ! Tu ne vas pas en remettre une couche !

- Eh si, mon bonhomme. Je n’ai pas tout à fait fini. Car il y a quelques observations à noter. L’état quantique est supposé en superposition pour des corpuscules de taille infinitésimale, tels les photons. Car il semble que cette étrangeté soit réelle, à cette échelle. Peut-on l’appliquer à l’échelle d’un être vivant de la taille d’un grand mammifère ?...C’est autre chose. D’autre part, ces expériences de pensée s’appliquent au champ de la matière, pas à celui de l’immatériel, qui existe cependant. Il est donc permis de penser que, tout comme en physique quantique, Dieu, à la fois, est et nest pas. L’ennui, c’est que le jour où on pourra se rendre compte de visu de son état, on risque de le tuer, de par notre simple observation. Si l’on suit le raisonnement de la physique quantique. Mais il est aussi permis de penser, même si ladite science a raison au niveau des micromondes, qu’elle ne s’applique pas aux entités immatérielles : en ce cas, Dieu peut être, ou pas. Notre observation n’y changera rien. En résumé, soit il est et n’est pas, simultanément, soit il est ou pas. Tu me suis, Einstein ? »

Je dois dire que mon âne avait adopté une étrange attitude. Il avait la tête un peu baissée, oreilles écartées à plat vers le sol, et soufflait par à-coups de façon anormale. Il semblait regarder dans le vide.

- Oh ! Tic Tac ! Quelque chose ne va pas ? Es-tu malade ? »

Il s’ébroua soudain, comme s’il sortait d’une stupeur profonde, secouant ses oreilles, qu’il a fort longues, comme vous savez, de gauche et de droite, ce qui les fait claquer l’une contre l’autre avec le bruit d’un drap que le vent agite furieusement sur le fil à linge.

- Euh !…Que disais-tu ? J’avoue que je n’ai pas tout suivi. Pardonne-moi, mon maître. J’ai eu un passage à vide, je crois. Dis-moi, j’ai entendu dire que tu allais changer d’auto ? C’est vrai ça ? « 

Je n’ai même pas demandé d’où lui venait cette information. Je me doute bien de qui a pu lui répéter ça. Ce n’est pas grave au fond.

- Oui, en effet, mon gros. J’ai trop mal au dos dans mon pick-up, sur de longues distances.

- Mmmhhh !...Je comprends. Et que vas-tu acheter, dis-moi ?

-  Un kangoo. Gris. Je précise afin de t’épargner la question de sa couleur. Car, bien entendu, tu n’aurais pas manqué de t’étonner qu’il ne soit pas roux. Trop facile. »

À mon grand étonnement, il n’a pas relevé. Non. Il s’est mis à danser en fredonnant cette chanson des années 2000 :

- Il tape sur des kangoos et ça lui va bien… »

Il se dandinait en tapant ses sabots sur le sol en cadence, et sa queue, sur son derrière qui se tortillait, fouettait l’air en rythme !

J’ai éclaté de rire. C’était trop drôle.

Maintenant, j’ai l’air dans la tête. Pas moyen de m’en débarrasser !

 

Je la fredonnais en rentrant chez moi, tout en pensant à Dieu. Pourvu qu’Il existe, me disais-je. Juste pour mettre un peu d’ordre dans les affaires humaines. Mais au fond, c’est très subjectif, cette pensée-là…Heureusement qu’Il n’intervient pas dans les choses humaines, selon nos desiderata, ce serait bien pire, vu comme nous sommes !...Du coup, qu’Il existe ou pas (ou qu’Il existe et pas…) pour l’instant, la seule chose que l’on puisse dire, c’est que ça ne change pas grand-chose au chaos ambiant…



[1] Olivier de Magny