Eh bien, si vous croyiez que les histoires de Tic Tac, c'était fini, vous vous trompiez. La preuve...

Ânerie N° 62

05 novembre 2014

Tic Tac est passé à la télé

 

« Ben oui, sot de bouc ! Je suis passé à la télé. Et pas toi. Na na nère[1]

- Tu parles ! C’est plus une référence, la télé. Ou plutôt, c’est une référence d’insignifiance.

- Comment peux-tu dire ça, Robin ? Puisqu’on m’a sélectionné pour passer à l’écran, c’est bien que c’est une référence de qualité, non ? »

J’étais arrivé à l’improviste ce dimanche soir. Ils ne m’avaient pas entendu. Caché derrière la tôle de l’abri, je les espionnais. Histoire d’en apprendre un peu plus sur leurs relations en mon absence.

« Dis-donc, Tic Tac, tu y vas un peu fort, reprenait le bouc, avec raison. Je te trouve un peu prétentieux. Primo, on ne t’a pas vu longtemps. Deuxio : ce n’est que ta photo que l’on a filmée. Tertio, on ne t’a pas interviewé.

- C’est juste, mais tout de même, je suis beau sur cette photo. C’est celle que Francis a choisi de mettre en évidence tout au haut de son présentoir, à côté de mon livre.

- Ton livre, ton livre ! Comme tu y vas ! Ce n’est tout de même pas toi qui l’as écrit, ce livre.

-  Peut-être, mais je l’ai inspiré. Oh ! Et puis, cela suffit ! Je ne veux plus discuter avec un minable qui ne cherche qu’à me rabaisser. Tu ne veux pas reconnaître mes nombreux talents, c’est tout.

- Minable toi-même ! Tu me rappelles le personnage que notre maître a croisé dans un salon, un jour. La terre ne le portait pas. Il prétendait qu’il n’est pas un vrai poète, parce qu’il ne respecte aucune règle de prosodie.

- De quoi ?

- De pro-so-die. Évidemment, tu ne sais pas ce que c’est que la prosodie. À la vérité, je devrais plutôt dire de « métrique ». Du grec métron, mesure. Il s’agit de l’ensemble des règles selon lesquelles tout poète classique doit rédiger ses poèmes. Ainsi, cher âne, qui se pique d’écrire un sonnet doit l’écrire selon les règles convenues. C’est-à-dire…

- Oh la la ! Cesse ! Tu me prends la tête avec ta science. D’où sors-tu ça, d’abord ? C’est nouveau, ces connaissances ? Du verbiage, encore, sans doute ? Du psittacisme, n’est-ce pas ?

Je décidai d’intervenir, pour couper court à une énième querelle.

« Bonjour, mes amis. Comment allez-vous, ce soir ?

- Tiens ! Tu étais là, toi ? Ma parole ! Tu étais caché, à nous espionner ? Je ne t’avais pas entendu venir. Tu tombes bien, mon maître. Le bouc débitait n’importe quoi pour m’impressionner. Heureusement, ça ne marche pas.

- Pourtant, mon gros Doudou, il a raison. Il ne te raconte pas des salades.

- Comment ça ? Tu veux dire qu’on a osé t’attaquer sur tes écrits poétiques ? Mais c’est un scandale !

- Ne t’emporte pas, mon gros lapin. On ne m’a pas attaqué. Même si, il est vrai, on a eu un peu de condescendance pour ma poésie. Mais ce monsieur avait raison : je ne respecte pas au sens strict du terme les règles de l’Art poétique. Mais je ne me suis jamais pris pour un poète avec un grand « P ». Je n’ai jamais pensé que j’étais remarquable. Je ne fais qu’exprimer à ma façon mes sentiments ou mes émotions. Je n’ai jamais pensé que j’étais un « Artiste ».

- Cependant, mon maître, il ne manque pas de gens pour aimer tes poèmes, je le sais.

- C’est vrai, mon garçon. Mais en fait, ceux-là ne doivent pas tenir compte de la forme, je pense. Ce que j’écris les touche, et ils se fichent pas mal si j’ai respecté les règles ou pas. Quelle importance, tout cela, au fond ? N’en parlons plus. Cela n’en vaut guère la peine.

« Savez-vous que sort demain le tome 2 des Âneries ?

- C’est donc que tu avais encore des choses à dire sur nous ? C’est fou ce que tu peux avoir d’imagination, mon maître.

- C’est surtout que vous me donnez matière à écrire. Avec vous, il y a chaque jour du nouveau. Et vous n’êtes pas tristes.

- Ah ! Ça non ! Nous ne sommes pas tristes. La vie est belle, ici. On ne s’ennuie jamais. »

Robin, qui s’était tu jusque là, reprit la parole.

« Au fait, qu’est-ce que j’entends ? Tu as obtenu le Goncourt ? Et le Renaudot ? Et tu les as refusés tous les deux, au prétexte que tu ne pouvais pas accepter les deux ? Tu aurais déclaré : « C’est l’un ou l’autre, ou rien. » Comme ils insistaient, ces académiciens, pour te remettre les deux, tu as tout refusé en bloc ? Je rêve. Ce serait stupide de ta part. »

Là-dessus, mon baudet a explosé d’un rire gargantuesque. Louve est allée se cacher sous le tas de foin du fenil.

« Quelle andouille, ce bouc ! Quel candide ! Il gobe tout ce que je lui raconte ! C’était une blague, nigaud ! Comment peux-tu croire un instant que Francis décroche un prix littéraire ? N’importe quoi ! »

Du coup, il m’a vexé.

« Oh, Tic Tac ! Faudrait pas pousser, quand même. C’est vrai que je n’ai aucune chance d’obtenir jamais un prix, mais enfin, je ne suis pas si nul, quand même, non ? Tu me penses vraiment si médiocre ? Alors, ce maître de l’Art Poétique aurait raison ? Je suis vraiment insignifiant ?... »

J’étais effondré.

Tic Tac s’est approché et a gentiment frotté sa grosse tête et son museau si doux contre moi.

« Allons ! Ne pleure pas, mon maître. Ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais tu sais très bien que ce sont les maisons d’édition qui proposent leurs auteurs à ce genre de concours. Or, tu n’as pas d’éditeur.

- C’est vrai. Je m’édite.

- Si tu veux mon avis sur ce point, je crois que tu devrais mettre la pédale douce.

- Comment ça ? Je ne comprends pas.

- Oui, tu médites un peu trop, je trouve : ça finit par devenir néfaste.

- Non, Tic Tac. J’ai dit : « je m’édite », m apostrophe.

- Ah oui ! Excuse, je n’avais pas compris. Mais, en outre, tu n’écris pas de romans. Seuls les romans concourent. Pas les nouvelles, ni les contes, qui sont des genres mineurs.

- C’est juste. Je suis donc un minable.

- Mais non, mon maître. Ce n’est pas parce qu’un auteur écrit dans les genres mineurs qu’il est minable. Sèche tes larmes, mon maître. Nous on t’aime. Et c’est ça qui doit compter, pour toi. C’est plus important que le reste. »

J’ai poussé un gros soupir.

Robin m’affrontait doucement de ses cornes, se frottant à mes jambes, d’un côté. De l’autre, Tic Tac avait posé son mufle sur mon épaule, le long de ma joue.

C’est pourtant vrai qu’ils sont merveilleux, ces deux-là, pensai-je, en les caressant.

Allongée sur ses pattes, à mes pieds, ma chienne me regardait de ses yeux pleins d’amour.

Au fond, je m’en fiche pas mal de tout ce tralala, me dis-je, ému de la tendresse de mes compagnons.

Je procédai alors, sans arrière-pensées, à la distribution des gourmandises et m’employai derechef à garnir le râtelier de foin.

Puis je m’en fus vers mon refuge, la chienne dans les jambes.

 

 

 

 

[1] En effet, à la fin des actualités régionales, pour clore un reportage sur un salon où j’étais ce dimanche, on a pu voir trente secondes la tête de ce bourru

Ânerie N°59

19  juillet  2014

Tic Tac a diminué

Hier soir, en montant vers le pré, selon mon habitude, je cherchais mon âne du regard, de loin. Je ne le voyais en aucun point du pré.

Inquiet, je pressai le pas. Toujours rien.

« Oh ! Il doit se terrer sous son toit, à l’abri de la chaleur », pensai-je, en ouvrant le cadenas qui retient la chaîne de la barrière.

C’est alors que je devinai une forme sombre dans le haut du pré, à moitié dissimulée dans l’herbage.

Il faut vous dire que, sans que je n’aie jamais compris pourquoi, mon âne épargne de larges plaques de végétation, qui croît librement, colonisant ainsi des espaces assez vastes du champ.

Je me suis approché, le cœur battant. Il devait être allongé, au repos. Je craignais qu’il ne soit malade, ou pire encore. Il ne se relevait pas. Mais ce qui était bizarre, c’est qu’il ne me semblait pas couché, mais bien plutôt dissimulé derrière les herbes.

C’était très étrange car ces dernières ne sont pas si hautes que cela.

C’est alors que je réalisai qu’une vague impression qui m’avait effleuré l’esprit – immédiatement rejetée car trop absurde – prenait toute sa réalité : Tic Tac avait rapetissé !

Quel choc ! Je n’en crus pas mes yeux ! J’avais en face de moi mon âne, pourtant. Mais en lieu et place du grand et solide gaillard qu’il est habituellement, j’avais une réduction de la taille d’un mouton !

« Ce n’est pas possible ! Je rêve !  C’est une hallucination ! Comment est-ce Dieu possible, une telle substitution ?... »

Il tourna la tête lamentablement vers moi. Il avait un air si misérable que je ne pus refouler mes larmes.

« Que diable t’est-il arrivé, mon bonhomme ? », bredouillai-je, bouleversé.

C’est à peine si j’osais approcher, tant la surprise était de taille.

« Eh oui ! C’est bien moi, mon maître. Ne ris pas, je t’en prie.

- Je n’ai aucune envie de rire, mon lapin, bien au contraire. J’ignore quelle est cette plaisanterie, mais elle ne m’amuse pas du tout. Allez ! Cesse de te moquer de moi et reprends immédiatement ta taille normale.

- Hélas ! Je ne le puis, mon maître Il ne s’agit nullement d’une plaisanterie.

- Ecoute-moi bien, Tic Tac. Je n’ai jamais entendu dire qu’une telle maladie existât, ni chez les ânes, ni chez les humains, ni dans tout le règne du vivant, d’ailleurs. Ceci va contre toute logique. Jamais on n’a vu de cas de nanisme spontané. C’est une illusion, une vue de l’esprit, un mirage, en somme. Ou une substitution. On t’a changé pour me confondre et se moquer de moi. Tu n’es pas mon Tic Tac, mais une pâle imitation, un usurpateur. Dénonce-toi, méchant. Vade retro satanas ! »

Il s’approchait piteusement, de grosses larmes coulant sur ses joues. Moi, je reculais, effrayé, imaginant je ne sais quelle machination qu’on m’aurait infligée pour se gausser de moi.

« Mon maître, je t’en prie, écoute-moi », dit ce chétif individu, des sanglots dans la voix.

« Observe-moi bien. Tu constateras que c’est bien de ton baudet qu’il s’agit. Je suis en tout point semblable à celui que je fus, et que tu connais par cœur. À ceci près que je suis devenu une réduction. J’ai rapetissé, c’est tout. Je comprends qu’il y ait de quoi te surprendre. Mais c’est bien réel. »

Je dus me rendre à l’évidence. C’était en effet mon baudet. Mais, grands Dieux ! D’où venait qu’on me l’avait ainsi rabougri ?

Je finis par surmonter ma répulsion naturelle et m’approchai. Je le caressai sur le mufle, sur les narines, sous les lèvres, sur le front. Il se laissa faire sans bouger, en soufflant de contentement. Il frotta alors longuement sa tête sur mon mollet. Il ne m’arrivait pas à la taille !

Pris de pitié, je m’agenouillai dans l’herbe et pris sa petite tête dans mes mains. Je l’embrassai sur le museau. Nous pleurions doucement, tous les deux.

C’est à ce moment qu’intervint Robin que, je dois l’avouer, j’avais quelque peu oublié, dans cette aventure.

Il vint me pousser les fesses de ses cornes, me faisant basculer dans la prairie. Je me relevai illico, mécontent.

« Mais ça ne va pas, non, Robin ? Qu’est-ce qu’il te prend, bougre d’imbécile ? Tu ne vois pas ce qu’il arrive à ton compagnon ?

- Que si, je le vois ! Mais il n’a que ce qu’il mérite. C’est bien fait pour lui. »

Là-dessus - et en cela je reconnus sur-le-champ qu’il s’agissait bien de mon baudet – Tic Tac chargea le bouc. Mais, contrairement à son habitude, fort sans doute de la petitesse de son adversaire, celui-ci ne fuit pas. Bien au contraire, il fit face, se dressant sur ses pattes arrière, baissant la tête et présentant ses cornes. Puis il chargea et envoya bouler notre baudet par une violente poussée ventrale sans concession.

Je me révoltai.

« Mais arrête, cornu ! Tu vas lui faire mal ! Laisse-le tranquille ! »

Mais il ne m’écoutait pas. À ma grande surprise, et frayeur, dois-je ajouter, il pourchassa mon solipède jusqu’aux confins de leur territoire.

J’étais consterné ! Tic Tac fuyant devant Robin ! Incroyable ! Impensable ! Et pourtant, c’était bel et bien le cas !

Après un moment de cette course folle, ils revinrent vers moi. Louve avait mis fin à la poursuite en coursant le bouc.

Essoufflé, mon âne demeurait immobile, la tête basse et les oreilles à plat.

« On m’aurait dit que je fuirais un jour devant ce stupide, je ne l’aurais jamais cru. Quelle honte pour mon espèce ! Quelle humiliation ! Mon maître, s’il te plaît, fais quelque chose !

- Je veux bien, mon Roudoudou, mais quoi ? »

Je le portai dans mes bras comme un agneau et me mis à le bercer.

Il se débattit et je dus le reposer au sol.

« Mon maître ! N’en rajoute pas. Je ne suis pas un mouton ! D’habitude, c’est moi qui portais les enfants sur mon dos. Tu me fais trop mal en me cocoonant ainsi. »

J’étais assis au milieu des herbes, à côté de cette réduction de Tic Tac, déconcerté. Que faire pour qu’il retrouve sa taille normale ? Etait-ce seulement envisageable ? Mais qu’avait-il bien pu se passer cette nuit pour qu’il ait ainsi été diminué, comme par magie ?

Finalement, il allait bien falloir s’habituer.

« Mon bon, j’ai une idée. »

Tic Tac tourna sa tête vers moi, dressant ses oreilles, qui n’étaient plus que le tiers de ce qu’elles avaient été.

« Je t’écoute, mon maître. Tout ce que tu feras pour moi sera le bienvenu.

- Eh bien, voici. Nous allons organiser des présentations, sur les foires aux ânes et les marchés, dans les concours. Tu es toujours aussi beau. Nul doute qu’avec une telle singularité – un baudet nain du Poitou - nous emporterons tous les prix. Nous serons riches, mon Roudoudou ! »

Cet avorton eut un regard de commisération. Je compris de suite que je faisais fausse route.

« Comment peux-tu être aussi vénal, mon maître ? Je ne te savais pas aussi intéressé. Tu me dégoûtes, tiens. »

Il tourna la tête et s’éloigna de quelques pas.

« Attends ! Je rigolais ! Il faut bien dédramatiser la situation. Tu sais que cela existe les ânes nains ? Tu n’es pas le seul en cet état. Cela devrait te rassurer, non ?

- Comment peux-tu plaisanter sur un sujet aussi grave ? Tu ferais mieux d’être un peu plus sérieux et tâcher de trouver une solution.

- Une solution ! Je veux bien, mais encore faudrait-il d’abord que je comprenne ce qu’il t’est arrivé ! Or, tu ne m’aides pas beaucoup sur ce point-là, je trouve. Es-tu en mesure de me fournir quelque explication ? »

Il avait tourné la tête et baissé le nez, se plongeant dans un mutisme incompréhensible.

« Toi, tu sais quelque chose, et tu ne veux pas me le dire », ajoutai-je sentencieusement.

Je le connais trop pour ignorer quand il cherche à me dissimuler quoi que ce soit.

« Allons, mon lapin, avoue. Que s’est-il passé sur ce terrain la nuit dernière ?... 

- D’abord, ne m’appelle plus mon lapin. »

« Je vais te le dire, moi, ce qu’il s’est passé ici la nuit dernière ! »

Robin, que je n’avais pas vu approcher, se mêlait de notre conversation.

« Et qu’as-tu vu et entendu, toi, le bouc ? Raconte. 

- Forcément. Le délateur, il va vendre la mèche », reprit Tic Tac, peu amène.

« Peut-être, camarade, mais il a le droit de savoir. C’est notre maître. Et comme tu n’auras jamais le courage de le lui avouer, moi, je vais lui raconter tout.

- Tu n’auras pas besoin de trahir le secret, Robin. Je vais, moi, la fée Méline, parler à votre maître. Bonjour, Francis. »

Notre fée préférée venait d’apparaître, et s’était posée sur mon épaule.

C’est ainsi que j’appris de sa bouche combien Tic Tac ayant été odieux avec Robin, elle avait décidé d’intervenir et de donner une bonne leçon à ce mufle.

Après l’avoir maintes fois prévenu, celui-ci ne tenant aucun compte de ses avertissements et persistant dans ses persécutions, elle avait fini par le punir, en réduisant subitement sa taille.

Ainsi, c’était donc la fée qui était responsable de cette transformation sidérante.

Tic Tac n’en menait pas large, et faisait grise mine.

« C’est bien joli tout ça, Méline, mais enfin, c’est mon âne, et il m’appartient de déterminer les sanctions qui s’imposent, le cas échéant, en cas de déviance. Je m’y serais appliqué, crois-le. Mais je ne pensais pas que c’était à ce point. Pourquoi ne m’as-tu pas informé ?

- Tu ne m’aurais pas crue. L’affection que tu portes à cet animal t’aveugle. Et puis, le phénomène que j’ai provoqué n’aurait pas dû se prolonger ainsi. Il aurait dû cesser au point du jour. Je ne comprends pas ce qu’il a pu se passer… 

- Méline, ce n’est pas la première fois que tes pouvoirs sont altérés. J’ose espérer que tu seras en mesure de redonner rapidement à notre ami sa taille normale.

- Oui, ajouta mon gros nounours, déjà, tu t’es trompée en donnant la parole au bouc : il ne la mérite pas.

- Dis-donc, mon canard, tu voles grâce à moi, non ? De quoi je me mêle ? Si tu continues, je te diminue encore.

- Bien dit ! approuva le bouc. »

Je dus intervenir.

« Taisez-vous, tous les deux ! Voilà qui commence à bien faire ! À cause de votre mauvais caractère, voilà où nous en sommes. Vous mériteriez qu’on vous ramène à la taille des souris, tous les deux.

- Ah ! Enfin une bonne parole ! Voilà qui me va tout à fait ! »

Ça, c’est le chat qui intervient. Je ne l’avais pas vu arriver, celui-ci.

« Chat ! Tais-toi ! Tu ne vas pas t’y mettre aussi, sinon je demande à Méline de te transformer en musaraigne. Avoue que pour un chat, ce serait un comble !

- Oh ! Si tu le prends comme ça, je me tais », fit le chat, froissé.

Je priai Méline d’intervenir incessamment pour redonner sa taille habituelle à notre cadichon.

Elle se mit de suite au travail, dans le plus grand silence. On n’entendait que le vent qui sifflait dans les pointes des graminées.

Elle brandit sa baguette magique, se concentra, faisant jaillir des étincelles bleutées à l’extrémité de cette dernière, puis s’approcha de notre modèle réduit.

Elle marmonna quelques formules incompréhensibles et toucha le front de Tic Tac d’un petit coup sec.

Il y eut un crépitement, accompagné d’une sorte d’éclair aveuglant. Sur le coup, je fus ébloui. Il me fallut quelques instants avant de retrouver l’usage complet de mes yeux. Et là, ô stupeur ! Quel ne fut pas mon étonnement ! Tic Tac n’était plus de la talle d’un mouton, non : il avait la taille d’un mammouth !

Tout le monde s’enfuit en courant. J’étais horrifié !

Avant que j’aie pu dire ouf, ce dernier s’était mis en devoir de poursuivre Robin, qui détalait de toutes ses pattes, sautant de gauche à droite de façon parfaitement ridicule et bêlant comme un damné !

« Attends un peu, délateur ! Je vais te faire passer l’envie de moucharder, petit morveux ! » criait Tic Tac tout en martelant lourdement le sol de ses énormes sabots.

Heureusement pour le bouc, trompé par son poids nouveau et cette maladresse soudaine qui l’accompagnait, il trébucha de façon parfaitement comique et s’étala de tout son long, terminant sa glissade contre la palissade qui trembla violemment sous l’effet du choc. Il lui fallut un peu de temps avant de se relever, encore étourdi.

«Eh bien, bravo, Méline ! Quelle réussite ! Si j’osais, je te conseillerais de retourner à l’école des fées. On ne peut pas dire que tu possèdes une parfaite maîtrise de tes pouvoirs, loin s’en faut. »

Le petit être ailé était rouge de confusion.

« Excusez-moi. Je ne comprends pas. J’ai pourtant fait ce qu’il fallait. Je dois aller me renseigner auprès d’une aînée, parce que là, pour le coup, je ne vois pas comment m’y prendre pour ramener Tic Tac à sa taille habituelle.

- Mais n’est-ce pas dangereux, ces transformations successives ? hasardai-je, soudain inquiet. N’y aura-t-il pas de conséquences sur la santé mentale ou physique de notre ami, au bout du compte ?

- C’est quelque chose qui m’étonnerait, ajouta le bouc. Il est déjà imbuvable, ça ne saurait être pire. 

- Tout cela finira par tourner vinaigre, dis-je aigrement

- C’est impossible. On n’y peut plus rien, désormais », ponctua Méline sombrement.

J’eus un frisson dans le dos.

« Ne me fais pas peur. Rassure-moi. Ramener mon âne à sa taille normale est possible, n’est-ce pas, et sans conséquences ?... »

Elle ne répondit pas tout de suite et sembla sérieusement embarrassée.

« C’est-à-dire que…Heu…Je ne suis qu’une novice, en vérité…et j’ignore… »

Quelle catastrophe !

« Mes bons amis ! Voyez où votre inconséquence vous a menés ! Que cette aventure vous serve de leçon. À l’avenir, tâchez de ne plus vous quereller. D’ailleurs, si les choses reprenaient leur cours normal, et si vous deviez recommencer à vous chamailler de la sorte, je vous séparerais.  Je retirerais le bouc. Il ne manque pas de troupeaux de chèvres dans les villages avoisinants. Quant à toi, gros balourd, si tu ne fais pas d’efforts, je te renvoie en pension à l’asinerie…s’ils veulent de toi. »

J’étais fort en colère. Ma dernière réflexion fut pour Méline.

« Quant à toi, petite écervelée, si tu ne m’as pas remis les choses en ordre demain matin aux aurores, je ne t’adresse plus jamais la parole. »

Sur ce, je laissai le chat, la fée, le bouc et l’âne à leurs réflexions et m’en fus, fort mécontent.

Je n’avais qu’une crainte : que Méline ne se froisse pour de bon et ne me transforme à mon tour en nabot ou en agouti. Heureusement, rien de tout cela ne m’arriva.

Je me demandais bien si tout serait remis en ordre demain…

Ânerie N°58

26 janvier 2014

Il ne faudrait pas trop décoder avec Tic Tac !

 

Je suis arrivé ce soir avec un appareil à la main.

Tic Tac, aussitôt, à l’instar de l’enfant d’éléphant[1] de Rudyard Kipling, qui était toujours « plein d’une insatiable curiosité », se précipite et veut tâter de son mufle l’objet en question. Évidemment, je me recule et le soustrais à sa gourmande curiosité.

« Arrête, Tic Tac ! Tu vas me l’abîmer ! Donne-moi le temps d’arriver ! Quel curieux tu fais ! Tu ne te guériras donc jamais de ton insatiable curiosité ? Ni de ton incorrigible gourmandise ? Car, en fait, ce qui t’intéresse, c’est de savoir si ça se mange, ce que j’apporte, n’est-ce pas, Roudoudou ?

- Oh ! Calme, mon maître. Je ne suis ni si gourmand, ni si curieux. Je veux juste savoir ce que c’est que ce bizarre appareil que tu apportes aujourd’hui. C’est tout.

- N’empêche, c’est de la curiosité.

- Non ! De l’intérêt.

- Si tu veux. Bon. Laisse-moi ranger ça dans la cabane, le temps que je te garnisse le râtelier de bon foin. As-tu faim, aujourd’hui ?

- Si j’ai faim aujourd’hui ? Mais j’ai faim tous les jours, mon maître. Ne le sais-tu pas ? »

J’ai ri.

« Bien sûr que je le sais, mon gros nounours. Allons, mange d’abord, je t’expliquerai ensuite. »

Et j’ai entassé de ma fourche le foin dans la mangeoire.

Cependant, tout en mâchant l’herbe sèche, il ne pouvait s’empêcher de jeter des regards et de tendre le cou vers ma boîte.

Je ne l’ai pas fait attendre plus longtemps.

« Pendant que tu te rassasies, mon baudet, je vais t’expliquer ce qu’est cet appareil. »

Joignant le geste à la parole, j’ai sorti de son emballage en carton ce qui ressemblait vaguement à un casque hi-fi.

Bien sûr, le mufle humide a aussitôt pivoté vers l’objet. J’ai dû me détourner pour éviter qu’il me le salisse de sa bave.

« N’y touche pas, grands dieux ! C’est fragile ! Laisse-moi faire, je t’en prie.

- Ok ! C’est bon. Promis, je le laisse tranquille ton truc. Mais me diras-tu enfin ce que c’est ?

- Un décodeur.

- Un décodeur ?

- Un décodeur.

- Et c’est quoi, un décodeur ?

- Un appareillage qui sert à décoder.

- Et c’est quoi décoder ?

- Déchiffrer les codes.

- Quels codes ?

- Ah ! Nous y voilà ! Il existe un décodeur qui sert à décrypter les signaux électroniques qui permettent de capter images et sons d’une émission de télévision, par exemple.

- Ah ! Je comprends. Comme l’émission de l’autre jour, quand on est venu de la capitale pour nous interviewer ?

- Un peu. En l’occurrence, vois-tu, mon gros malin, il ne s’agit pas de cela.

- Mais alors, pourquoi me le fais-tu croire ?

- Non. C’était un exemple. Afin que tu comprennes bien la suite de mon explication.

- Tu n’as qu’à dire que je suis bête, pendant que tu y es.

- Bien sûr que tu es bête, mon âne !

- Ah ! Ça suffit de te moquer de moi ! Je ne suis pas si sot que tu crois ! »

J’ai ri de son emportement.

« Mon Roudoudou, il n’y avait rien de méchant dans ce que je t’ai dit. Mais que la vérité : tu es un animal, une bête. Tu as souvent tendance à l’oublier.

- Ah bon ! C’était donc dans ce sens-là ! Je respire ! Alors, la suite, ça vient ?

- Pas d’impatience ! Je reprends. Lorsque l’on pense, notre cerveau émet des signaux que cet appareil est en mesure de capter, d’abord, de décoder ensuite.

- Tu veux dire que ce truc-là peut écouter les pensées d’un individu, c’est bien ça ?

- Absolument, Tic Tac.

- Fantastique ! Ce que la science est capable de réaliser, tout de même !

- Attends un peu. Ce n’est pas tout. Une fois ce message capté, l’ordinateur qui est contenu dans ce petit boîtier, là, le décrypte.

- Donc, il comprend la pensée du sujet ?

- C’est cela. Ensuite, il traduit cette pensée en mots, l’organise en phrases cohérentes et une voix qui sort par ce petit haut-parleur, qui est ici, se fait entendre, qui édicte la pensée captée dans la cervelle de l’émetteur.

- Ahurissant ! Incroyable ! Je rêve, mon maître. Et vous, les humains, vous êtes parvenus à réaliser ça ! Chapeau ! Si je savais siffler, je sifflerais d’admiration.

- Oui. Tu as raison. C’est fantastique, en effet. On m’aurait dit ça quand j’étais môme, je ne l’aurais pas cru. »

Je rêvais, contemplant cette merveille scientifique, dernier cri de la technologie humaine.

« Explique-moi quelque chose, mon maître. À quoi peut servir cet instrument, à supposer qu’il fonctionne et qu’il ne dise pas n’importe quoi, puisque vous communiquez déjà votre pensée par la parole ?

- Très juste, mon âne. Car, s’il ne s’agissait que de traduire d’une langue à l’autre, on utiliserait un simple traducteur. Enfin, je dis « simple », mais c’est un appareil récent extrêmement sophistiqué qui réalise cet autre exploit. Tu vois, tout se banalise très vite, à notre époque. Plus rien ne nous surprend. Pour en revenir à celui-ci, il a quelque chose de particulier. Tu ne vois pas ?...

- J’ai beau réfléchir, non, je ne vois pas.

- Moi non plus », ajoute Robin.

- Ben ça, ça ne m’étonne pas ! Si moi, je ne comprends pas, tu ne prétends pas comprendre, toi, bouc ? Tu as déjà un si gros handicap à rattraper !

- Non mais dis donc, bougre d’âne ! Je vais te montrer mon handicap »

Pour une fois, Robin a fait montre d’autorité : il s’est dressé sur ses pattes arrière, tête baissée, et a poussé ses cornes dans le flanc de mon baudet. Rassurez-vous : ses cornes sont courbes et, en aucun cas, il ne saurait blesser quiconque. Quant à mon équidé, il est parfaitement en mesure de se défendre. Il n’a d’ailleurs pas manqué de courser le bouc autour du champ, histoire de le punir de son insolence.

- Bon. Revenons à nos moutons. Façon de parler. Vas-tu finir par m’expliquer à quoi va servir cet engin, mon maître ?

- À traduire ta pensée, gros bêta !

- Hein ? Que dis-tu ? Répète un peu, je ne comprends pas bien. »

Robin, de retour, ponctue à mi-voix :

« Voilà qui ne m’étonne pas ! »

L’âne a balancé sa grosse tête vers lui et lui a lancé un regard noir.

- Je répète : cet appareil traduit les pensées des animaux. 

- Cesse de te moquer de moi, maître Francis.

- Je ne me moque pas de toi, mon lapin. Ce casque, une fois installé sur le crâne d’un animal, traduit ce qu’il pense en paroles. N’est-ce pas merveilleux, cela, Tic Tac ? Tu veux essayer, pour voir ? »

J’ai approché le casque de sa tête, mais il s’est dérobé, comme effrayé.

« Arrête, mon maître ! Je n’ai nul besoin de ce bidule, puisque je parle.

- Ah, oui, en effet ! Où avais-je la tête ? Mais alors, comment vais-je tester ce décodeur de pensées ?... J’ai une idée. Approche, Robin !

- Inutile, mon maître : il ne pense pas ! Ah ! Ah ! Ah ! »

Louve a fui de l’autre côté de la barrière, tellement elle a eu peur du rire de mon âne.

Je dois dire que j’ai esquissé un sourire.

« Tu n’es pas gentil vis-à-vis de ton compagnon, mon gros. Arrête de le tourmenter. Il existe des associations contre le harcèlement, de nos jours. Tu finiras par te retrouver au tribunal.

- Parfaitement ! Et toc ! », a ponctué Robin, ravi de mon intervention.

Moi, je me trouvais bête avec mon décodeur. Qu’en faire, finalement ? J’ai eu une idée.

« Attends un peu, Tic Tac. Et si tu coiffais ce casque juste pour parler aux enfants qui te rendent visite ? Puisque tu ne peux pas leur parler. Avec mon décodeur, tu pourrais communiquer avec eux. Ils seraient enchantés. »

Il a réfléchi un peu, troublé.

« C’est sans doute vrai. Mais je n’ai pas envie qu’on décode mes pensées. C’est trop intime. Et suppose qu’il se mette à décoder, ce truc-là, j’aurais bonne mine, hein ?

- Mais, gros malin, c’est fait pour ça, tu ne vas pas le regretter ?

- J’ai peur que ça me colle la migraine. »

J’ai insisté encore un peu. Il a eu un argument imparable.

« D’ailleurs, je ne sais pas vraiment comment tu pourrais m’installer ça sur le crâne : tu as vu la taille du casque ? Ridicule ! C’est tout juste bon pour un lapin, ce bandeau de fillette.

- Bon. Tu as gagné. Je n’insiste pas. Il est évident que tu as une trop grosse tête.

- Non. C’est le machin qui est trop petit, c’est différent.

- Si tu veux. Mais me voici bien ennuyé. Que vais-je faire de ça, maintenant ? Tu n’as pas une idée, Einstein ?

- À vrai dire, si. J’y pense depuis un moment.

- Qu’attends-tu pour m’en parler ? Je t’écoute.

- Eh bien, voilà. Tu me dis souvent que tu ne comprends rien ni aux informations boursières, ni aux discours des politiciens. Coiffe ce chapeau et tu comprendras.

- Génial ! Je n’y aurais pas songé ! J’essaie tout de suite. »

Alors, j’ai enfilé l’appareil, je l’ai ajusté sur mon cuir chevelu. Et j’ai appuyé sur le bouton « on ».

Flûte alors ! Le haut-parleur s’est mis à débiter des paroles qui traduisaient fidèlement toutes mes pensées sans que j’ouvre la bouche ! Exactement tout ce que je pensais, sans rien omettre !

Qui fut surpris ? C’est mon baudet. Mieux : il prit peur et s’enfuit au triple galop au fond du champ. Le bouc le suivit dans sa folle cavalcade. Louve aussi, surprise, paniqua et s’enfuit la queue entre les pattes. Et moi, je ne parvenais pas à stopper la machine, qui s’emballait et débitait à toute allure des âneries. D’ailleurs, vous avez pu en voir les résultats.

Après quelques instants d’affolement, je me suis calmé, et j’ai tout débranché. Le calme revenu, Tic Tac m’a dit :

« C’est diabolique, cette invention ! Jette-la par terre que je l’écrase sous mes sabots !

- Mais non, ballot ! Au contraire ! Je viens de faire la preuve que ça fonctionne parfaitement. Ce qui ne va pas, c’est que je l’ai utilisé à l’envers. Évidemment ! Suis-je stupide !

- Comment cela, à l’envers ?...

- Mais oui ! Ce n’est pas à moi de coiffer cet instrument, mais aux ministres, aux financiers, à nos députés, à nos élus, à tous ceux dont on ne comprend pas clairement les pensées !

- Bravo ! Tu as raison, mon maître. Cependant, il y a un hic.

- Un hic ? Et lequel, je te prie ?

- Voilà. Crois-tu un instant que vos hommes politiques accepteront de coiffer un appareillage destiné aux ânes et aux bêtes ? Car ces systèmes s’adapteront à toutes et à tous, chats, chiens, ânes, qu’ils soient bâtés ou non, crocodiles, députés, sénateurs…Et puis, réfléchis une minute : avec ça sur la tête, on connaîtra publiquement et instantanément le fond de leurs pensées : eux qui passent leur temps à mentir et à rendre leurs pensées les plus nébuleuses possibles, crois-tu réellement qu’ils accepteront de se coller le casque sur le crâne ? Tu rêves. Quant au crocodile, si tu veux mon avis, à part désirer croquer son interlocuteur, je ne vois pas très bien ce qu’il peut penser d’autre. »

J’étais consterné. Tic Tac avait raison. Ce n’est pas parce que nos dirigeants disent souvent des âneries que ce sont des ânes. La preuve, je connais des auteurs qui en écrivent pas mal, des âneries, et on ne les prend pas pour autant pour des solipèdes. En outre, la vision d’un monde animal coiffé de casques m’a effrayé. Des lapins, des chevreuils, des sangliers, des poissons, des chats, des chiens, des kangourous, des girafes avec cette chose sur le chef, quelle horreur ! Ils ressembleraient trop à nous humains, avec nos écouteurs sur les oreilles. En outre, je ne suis pas sûr que ce qu’ils auraient à nous dire, nous le supporterions. Effrayant ! Tic Tac a raison. Ceci est une invention diabolique. J’imagine Louve et moi ainsi équipés, moi pour mieux la comprendre, elle pour mieux me comprendre. Inutile : on se comprend très bien comme ça. Entre bêtes, dit le proverbe, on se comprend. Mais j’imagine aisément les gens : « Tu vois, Médor, avant, on disait qu’il ne te manquait que la parole, maintenant, tu l’as. » Oui, mais justement, si les chiens ont la parole…Tant de gens, en ce moment l’ont, et pour ce qu’ils en font…Mais je m’égare.

L’appareil m’a échappé des mains. Tic Tac a posé son sabot dessus, sans le faire exprès.

- Oh ! Qu’est-ce que c’est ? Je crois bien que j’ai marché sur quelque chose… 

- Aïe ! Le bidule ! Au prix que ça coûte !...

- Ne t’en fais pas trop, mon maître. C’est peut-être mieux ainsi. Car si tout le monde en veut, de ce gadget, comme tous n’auront pas les moyens de se l'offrir, il y aura des jaloux. En outre, je ne serais pas surpris que vos hommes politiques trouvent le moyen de se faire payer ces appareils en grande quantité, aux frais de la princesse, bien entendu, pour espionner leurs collègues. Tu vois ça de là, mon maître ? Finalement, les seuls à tirer profit de ce joujou électronique, ce seraient les fabricants. Qu’est-ce que vous n’inventez pas, vous, les hommes, pour vous enrichir ? Que de choses inutiles ! Comment appelez-vous cela, déjà ?...

- La consommation, Tic Tac…Il y a du vrai dans ce que tu dis…

- Après tout, avons-nous vraiment besoin de ce petit bijou de technologie pour nous comprendre, toi et moi ?...Tu nous connais tellement que tu devines exactement toutes nos pensées, celles de Louve, du bouc, et les miennes. Dans le fond, je ne suis pas sûr que ce soit une bonne trouvaille, mon maître…

- Mon âne, l’avenir nous le dira…En tout cas, j’ai compris qu’avec toi, il ne faut pas décoder, c’est bien cela ?... »

On a bien ri, tous les quatre…

 

NB : ce casque existe ; il a été inventé par la start-up suédoise NSIC. Pour plus de détails : voir Sciences & Avenir-février 2014-N°804 (p 24)



[1] L’enfant d’éléphant, in « Histoires comme ça »

Ânerie N°57

29 décembre 2013

Âne je suis, âne je reste

 

« Mes bons amis ! Que j’ai de plaisir à vous retrouver ! Il paraît que vous avez une coutume, vous, les bipèdes, c’est de vous souhaiter mutuellement que l’année qui commence soit bonne. Ben, c’est une évidence. Qui vous souhaiterait du mal, hein, pas vrai ? Pas moi, en tout cas. Je ne vous souhaite que de franches rigolades. En ma compagnie aussi, le cas échéant. Je profite de l’occasion qui m’est donnée pour vous transmettre ma pensée, pour remercier toutes les gentilles dames et les gentils messieurs qui ont acheté et lu le livre de mes aventures quotidiennes avec mon maître. Je remercie aussi chaleureusement toutes celles et ceux qui m’ont écrit personnellement pour me faire part du grand plaisir qu’ils ont eu à lire ces modestes aventures. Je ne puis répondre à toutes et à tous. D’ailleurs, je soupçonne Francis de bloquer les courriers entre vous et moi, car il doit être un peu jaloux de mon succès. On le comprend. Je lui pardonne, parce que j’ai l’âme d’un grand seigneur, vous savez. Il m’a dit que certaines et certains d’entre vous attendent avec impatience la sortie du second tome de nos Âneries : est-ce bien vrai ?...Écrivez-moi pour me le signifier, que mon maître ne se mette pas sur la paille (hi ! hi !hi !...) en faisant imprimer un ouvrage qui lui resterait sur les bras. Sinon, s’il tombe, ployant sous les dettes, comment me nourrira-t-il ? Qui sait s’il ne devrait pas se séparer de moi ?...Je tremble à cette pensée.

Au fait, je tiens à vous rassurer : je reste modeste malgré le succès que je connais. Quand vous voyez que je me prends un peu trop au sérieux, c’est comme pour mon maître, c’est pour rire. Mais vous l’aviez compris, je le sais. Et si parfois ça me monte un peu au ciboulot, pardonnez-moi, mais mon maître sait fort bien me ramener sur terre. Sauf quand je pars dans des envolées lyriques, au-dessus du champ, la nuit : mais là, il n’est généralement pas là pour le voir. De toute façon, Méline sait fort bien me ramener à plus de modestie. Elle a des pouvoirs merveilleux. Des yeux magnifiques, surtout. Il suffit qu’elle me parle en plongeant son regard dans ma grosse prunelle pour que je file tout doux comme un agneau. Oui, on ne peut vraiment fixer qu’une de mes prunelles à la fois, à moins d’être caméléon. Quant à ma comparaison avec l’agneau, c’est que je n’ai pas de meilleure image, parce que l’agneau, ce n’est pas très futé. Mais enfin, c’est gentil, un agneau. Et puis, c’est innocent, si vous voyez à quel agneau je pense, en ces temps de Nativité.

Somme toute, âne je suis, âne je reste, car, finalement, je ne me plains pas de ma condition : nourri, logé, aimé : quoi rêver de mieux, hein ?

Voilà. J’ai fini. Je passe le micro au bouc. Il n’a rien d’intéressant à dire, mais tout de même, je l’aime bien, et chacun ici, doit s’exprimer. À toi, bouc.

- Bêêê…je ne sais pas trop quoi dire. Moi non plus je n’ai pas à me plaindre, sauf de la discrimination qui m’est appliquée par Tic Tac. Mais ce n’est qu’en présence d’un tiers. Dès lors que nous sommes seuls sur le pré, il est gentil avec moi. On s’aime bien, malgré tout. Et puis, je comprends que je puisse l’insupporter parfois. Je ne suis pas assez intelligent pour lui. Je le sais bien. Pourtant je m’y efforce. Mais c’est en vain. Toutefois, je me rassure : il y a plus bête que moi…Qu’en pensez-vous ?...

- Merci, mes amis, d’avoir condescendu à vouloir accorder ces quelques mots à notre radio des champs. Les auditeurs vous remercient. À l’année prochaine ! »

Quand les micros et les caméras se sont retirés du champ, j’ai soufflé. Ils n’avaient pas dit trop d’âneries, ces deux-là. Moi, on m’a rien demandé. D’ailleurs, je n’avais rien à dire. Mais j’ai bien vu que les opérateurs pestaient, en partant.

Le speaker avait marché dans le crottin et dans la flaque d’urine qui macère à côté de la palissade. Manque d’habitude. Ses chaussettes étaient trempées de ce jus noir et malodorant. Le caméraman s’était pris les semelles dans une branche qui traînait et avait chu dans la terre grasse. Il n’a pas paru très content. Bref, tous les techniciens, qui nous faisaient des sourires par devant  râlaient en douce. Ma chienne en avait mordu un aux fesses, parce qu’il avait marché sur sa queue sans le vouloir. Moi j’ai trouvé tout ça plutôt rigolo. Même le chat, qui assistait à l’évènement, perché sur le toit de la cabane, riait sous cape, en lissant ses moustaches. Je suppose que notre fée préférée aussi a dû observer la scène avec curiosité. Quelques badauds, informés je ne sais comment, s’étaient massés le long du grillage. J’entendais les commentaires. Marco, le Maire du village, disait en aparté à l’un de ses conseillers : « Tu te rends compte, tout de même ? Qui nous aurait dit que notre petit village deviendrait célèbre grâce à ses ânes ?... » Et l’autre de répondre : « Comment ça, ses ânes, je n’en connais qu’un… ». Une vieille dame de ma connaissance ajoutait : « C’est bien vrai ! Être célèbre à cause d’un âne ! Je n’aurais jamais cru que cela puisse arriver ! » Tout le monde était fier de Tic Tac. Mais le chef opérateur dut se fâcher pour obtenir le silence. Comme le ton qu’il avait employé n’avait pas plu, il s’est fait insulter. On lui a même lancé des mottes de terre. On a failli en venir aux mains ! J’ai dû user de toute ma diplomatie pour ramener tout le monde au calme. En fin de compte, Tic Tac a lâché un pet sonore, et ça a calmé tout ce beau monde. Mais je ne suis pas sûr qu’ils diffusent l’émission sur TF1. À cause de l’odeur. Ces citadins ont le nez trop fin. Ils n’ont pas supporté l’odeur de crotte qui règne dans ce petit coin de campagne. Je suis sûr que la fange et le parfum musqué de mes amis les animaux du pré, qu’ils ont emportés en souvenir à Paris, les ont détournés de passer le reportage à l’antenne. Vous ne nous avez pas vus, pas vrai ? Voilà ! J’en étais sûr. C’est toujours comme ça. Ce n’est pas la première fois que ça arrive. Ces gens de la ville, ils nous aiment de loin. De près, ils ont peur de cette grosse bête de Tic Tac, des cornes du bouc, de marcher dans le crottin…Ah ! la la ! On ne les changera pas ! Mais on ne leur en veut pas. On les aime bien quand même, me confie Tic Tac à l’oreille.

Nous avons repris notre train-train quotidien, nos querelles pacifiques, au rythme lent de la saison qui passe.

Je fais d’innombrables bises à mon baudet chaque samedi soir, au retour de mes dédicaces, pour les admirateurs (et admiratrices, surtout), sans cesse plus nombreux, de ce phénomène qu’est mon Roudoudou.

« Incroyable, Tic Tac, le nombre de gens qui possèdent un ou plusieurs ânes ! Incroyable comme ils craquent en voyant ton portrait qui trône sur la table de dédicaces ! On peut dire que tu sais faire. Tu as un charme fou.

- Tu as l’air surpris, mon maître. Mais c’est une telle évidence ! Ne suis-je pas le plus beau des baudets ? En outre, le plus intelligent ? Le plus doué ? Bardot de connaissances ?...

- Bardé, Tic Tac. Pas bardot. Bardot, c’est autre chose. Tu t’es trompé.

- Oui, c’est exact. Je pensais aux croisements de ma race. Car enfin, les fruits de l’hybridation entre nos cousins équidés et notre belle et noble race asine ont été longtemps convoités par tes ancêtres, n’est-ce pas ? Encore une raison de fierté. Mules et mulets vous ont rendu de fiers services à vous humains, non ?

- C’est juste, Tic Tac. Néanmoins, on ne peut pas dire que le bardot ait été une réussite.

- Dieu se trompe parfois dans ses desseins…

- Dieu ?...Tiens ! C’est la première fois que je t’entends parler de lui.

- Ça se peut. Pourtant, nous avons déjà eu l’occasion, je crois m’en souvenir, d’évoquer certaines scènes d’un passé ancien, où ceux de ma race étaient présents, tout près de Son envoyé sur terre…

- Oui, en effet. Il semble que vous ayez été choisis pour des tâches sacrées. Voilà qui réhabilite ta race aux yeux des humains, Tic Tac. C’est en tout cas une chose à méditer, ce me semble…

- C’est pas bientôt fini, vous deux ? Et moi, alors, dans tout ça, je ne compte pas ? Pourquoi croyez-vous que je sois sur terre, moi, pauvre bouc ?

- Tu es l’émissaire, bouc, et c’est beaucoup. Dans Sa grande sagesse, le Tout-Puissant t’a créé pour porter les messages et supporter les colères des uns et des autres. Il en fallait un, et c’est toi. Tu vois bien que tu as ton rôle à jouer, malin.

- Merci, Tic Tac. Tu es un frère pour moi… »

« Au fait, mon maître, n’est-ce-pas l’anniversaire de Anne, aujourd’hui ? »

J’ai sifflé d’admiration.

« Bravo, Tic Tac ! Quelle mémoire ! Ainsi, tu ne l’as pas oubliée ? Elle sera flattée quand je lui dirai que tu as songé à sa fête.

- Quel âge a-t-elle exactement ? Ce ne serait pas dans les numéros qui commencent par six, par hasard ?

- Mon pauvre ami ! Que dis-tu là ? Je me garderai bien de lui répéter une telle sottise. Enfin, où as-tu la tête, mon gars ? Si elle apprend ça, elle va être rouge de fureur. Non. Elle a ce jour cinquante-…ans. Elle fait très jeune pour son âge. Elle est bien conservée, je trouve.

- C’est vrai. Je m’excuse. Je suis vraiment stupide. Ne lui dis jamais cette humânerie. Souhaite-lui par contre de ma part un excellent âne-niversaire. Dis-lui que je l’embrasse très fort. Dommage qu’elle ne vienne pas fêter cette réjouissance sur le pré avec nous. Ce serait un tel plaisir !

- Je ne vois pas bien l’intérêt : certes, tu aimes bien le champagne, mais tu n’aimes pas les bulles. Quant aux gâteaux, tu tords le nez dessus. La dernière fois que je t’ai donné une tarte, tu n’as pas eu l’air d’apprécier.

- N’empêche. Elle pourrait me rendre visite de temps en temps. J’aime bien mon Anne, moi.

- Moi aussi, je vous aime bien tous les deux.

- Bien ! Si on passait aux choses sérieuses maintenant ? Tu me joues les coiffeuses ?

- Comment tu me parles ! Tu m’as bien regardé ?

- Es-tu susceptible, mon maître ! C’était pour rire. Mais j’observe que tu n’as guère le sens de l’humour. Ce n’est pas grave. Allez, va chercher ton matériel, et occupe-toi de mes poils. Ils sont sales en ce moment, je trouve.

- Dis donc, gros dégoûtant, qui t’a sali ainsi ? Moi, peut-être ? Allons, au travail !

- Au travail ! Mais ce devrait être un plaisir pour toi que de me panser, pas une corvée. Décidément, avec le temps, tout s’use…

- Je panse donc je suis, a dit quelqu’un de célèbre

- Si tu cherches son nom, c’est Descartes.

- Merci, Doudou, je vois que tu as des lettres.

- Mais je n’ai pas de moulin…

- Oh ! oh !...Belle répartie. Il est vrai que le moulin doit te manquer, il y avait toujours un âne au moulin, jadis…

- En fait, si l’on devait recenser les ouvrages de votre littérature qui glorifient ma race, mes quatre sabots et mes oreilles n’y suffiraient pas.

- Tu exagères un peu, mais à peine. De nombreux chalands, qui ont la gentillesse de s’arrêter à ma table pour discuter avec moi, ton portrait dans les mains, font référence à Alphonse Daudet, bien sûr, mais aussi à la Comtesse de Ségur, à Henri Bosco, à Francis Jammes et bien d’autres encore. Tu vois, mon âne, les liens qui nous rapprochent, toi et moi, ne datent pas d’hier… »

On s’est fait un gros câlin, puis je l’ai pansé en silence. Enfin, je l’ai relâché dans la prairie, où il s’en est allé d’un pas paisible. Puis je suis retourné écrire un épisode de plus à notre saga…

 

Ânerie N°56

23 décembre 2013

Au coin du feu

 

Ben non, il ne s’est rien passé de notable du côté de mon pré depuis un mois. Du moins, rien d’extraordinaire.

Ou plutôt si. Je vous explique.

« Non, moi ! »

Vous voyez, ça n’a pas changé. Mon âne est toujours aussi despotique.

« Eh bien, vas-y ! Raconte, toi, puisque tu es si pressé de parler. Il est vrai que je ne t’entends guère en ce moment.

- Eh bien, tu vas m’entendre. Tu dis qu’il ne s’est rien passé d’extraordinaire, et pourtant, vous avez réalisé de grands travaux.

- De grands travaux ? Tout juste un peu de bricolage, Tic Tac. N’exagérons pas.

- J’insiste. C’est important. En tout cas, moi, ça m’a changé de ma solitude coutumière. Ton fils est venu. Tiens ! Au fait ! Il te ressemble fichtrement, tu sais. Si je t’avais connu il y a vingt ans, je dirais que c’est ton portrait tout craché.

- On le dit souvent, en effet, et ça me fait plaisir.

- Oui. Sans doute. Mais à lui, c’est moins sûr… 

- Oh ! C’est malin, ça ! Oh ! Que c’est malin ! Décidément, tu ne changeras pas, grosse pelote de laine. Eh bien, je parie au contraire que cela l’enchante. Il doit être fier de ressembler à son père.

- C’est toi qui le dis. En attendant, c’est lui qui m’a réaménagé ma cabane. Pas toi.

- C’est vrai. Tu sembles me le reprocher. Tu sais bien que je n’ai plus beaucoup de temps, avec tes âneries, qu’il me faut bien vendre. D’ailleurs, elles se vendent plutôt bien. C’est surprenant que les gens achètent des âneries, tu ne trouves pas, Doudou ?

- C’est toi qui le dis. Chacun prend son plaisir comme il l’entend. Du moment que cela ne nuit à personne. Pour ma part, je ne suis pas surpris que tu vendes bien ton bouquin. C’est grâce à moi, uniquement. Dès que les chalands voient ma photo sur la couverture, ils craquent. J’ai une bouille tellement sympathique. Et puis, ils voient au premier coup d’œil à qui ils ont affaire. À mon œil pétillant, ils devinent de suite mon intelligence, ma finesse d’esprit, mon humour,…

- Ta modestie aussi, peut-être, non ?...Calme-toi, ma grosse peluche. Certes, beaucoup sont attirés par ta bobine, mais c’est surtout lorsqu’ils commencent à feuilleter le livre qu’ils craquent : ils disent : « Quel style ! Remarquable ! Que c’est drôle ! Oh ! Quel talent, ce Francis !... »

Là, c’est mon bouc qui intervient :

« Dis donc, notre maître ! Tu es sûr d’avoir bien entendu tout ça, vraiment ?...

- Oui, ça me surprend », rajoute ce grand benêt.

Du coup, je me sens un peu penaud. Je me suis peut-être un peu avancé.

« Enfin, ils ne le disent pas vraiment. Ils le pensent. Ils le pensent si fort que je l’entends…

- Mais oui, bien sûr ! Mais quel toupet ! La terre ne te portera bientôt plus, mon maître ! Quelle suffisance ! Sens-tu encore tes chevilles ? Elles n’enflent pas trop ? Ah ! C’est bien cela, vous, les écrivains : vous êtes d’une prétention ! Enfin, les autres, je ne sais pas, mais toi, tu décroches la timbale ! Bon, je peux parler un peu ?

- Je ne t’en empêche pas, Daudet.

- Allez ! Cessons de nous chamailler pour des queues de cerise, mon maître. Sache que tes Âneries, ça ne vaut pas un pet de lapin. Quant au reste, ça ne vaut pas mieux. Et tu le sais bien. Cesse de vouloir nous en mettre plein la vue, nous ne sommes pas dupes. Donc, je disais, pour tes lecteurs, que ton fils est venu, accompagné d’un de tes petits-fils. L’aîné, si je ne m’abuse ?

- Exact, Tic Tac.

- Il est costaud. Il joue au rugby, je crois ? C’est du moins ce qu’il m’a dit.

- En effet.

- En tout cas, il est gentil. Ton fils aussi.

- Forcément, ils ont de qui tenir, gros malin …

- Oh ! Ça va  ! Ne recommence pas. Ils ont décapé le sol de ma cabane et…

- …de notre cabane, si ça ne te dérange pas », le reprend Robin.

«  Oui, de la cabane. Puis ils y ont étendu du gravier blanc. C’est beau.

- C’est peut-être beau, mais tu oublies de dire le plus important, bourricot ! Ils ont creusé une rigole pour évacuer tes urines. Tu peux être fier de toi. Mais tu t’es bien gardé de rappeler cela aux lecteurs. Tu ne cesses d’uriner dans cet abri. Depuis le temps que je t’en fais le reproche, il n’y a pas eu moyen de te corriger. C’est dégoûtant. Tu es  un gros dégoûtant, Tic Tac. Pour un peu, on pourrait penser que ce sont tes cabinets, pas ton logement. Ainsi, cela s’évacuera. Ce sera peut-être plus propre ? Hein ? Qu’en penses-tu ?

- Mmmmhhh !...En tout cas, avec la litière par là-dessus, c’est clean.

- Quoi ? Comment parles-tu ? Tu as appris l’anglais, maintenant ? Do you speak english ?

- Euh !...No ! I don’t speak english. I don’t understand.

- Eh ! Oh ! C’est pas bientôt fini, vous deux ? Comment voulez-vous que je comprenne, moi ? J’ai déjà du mal à parler français, alors si vous vous mettez au patois, où va-t-on ?

- Tu as raison, pour une fois, bouc. Restons entre nous et châtrons notre langage.

- Châtions, Tic Tac, pas châtrons, si tu veux bien.

- Ah bon ? Je croyais. En tout cas parlons sans protocole. Soyons simples pour notre ami le bouc, mon maître. Je disais donc que ces deux-là, ton fils et son neveu, ont fait un sacré beau travail. Je les ai chaudement félicités.

- Oui, je sais. Ils me l’ont dit. Ils ont d’ailleurs été obligés de t’enfermer dans le pré du haut, tant tu voulais les embrasser. Toujours un peu collant, mon nounours…

- Collant, collant, tu exagères. Je voulais juste leur faire des câlins…

- C’est tout à ton honneur, mon gros. Mais ce qui n’est pas à ton honneur, c’est ce que tu as fait à ma Louve. Là, ce n’est pas bien du tout. Ne t’avise pas de recommencer ! »

Mon baudet baisse la tête et ne bouge plus. Il sait qu’il a fait une grosse bêtise. Il a tout simplement tenté délibérément d’écraser ma chienne, profitant de ce qu’elle se roulait sur le dos dans l’herbe du pré. Enfin, dans l’herbe…Ce serait plutôt dans le crottin. Mais cela ne change rien à l’affaire.

« Ce n’est ni plus ni moins qu’une tentative de meurtre, imbécile ! Tu as cherché à l’écrabouiller sous tes sabots ! Vilain personnage ! »

Si je me dois de le sermonner durement - car ce n’est pas tolérable, cet acte d’insubordination sur notre territoire - je dois reconnaître, à son corps défendant, que Louve l’a bien cherché : elle ne cesse de le provoquer dès qu’elle est de l’autre côté du grillage. En outre, quand nous venons rendre notre visite quotidienne à mes chers animaux, je laisse Louve vagabonder dans les champs, ce dont elle ne se prive pas, et, toujours, mes deux prisonniers la considèrent avec envie, par-dessus les barbelés, nous en avons déjà parlé, vous en souvient-il[1] ? Et puis, sachez qu’il est inscrit dans les gènes de l’âne que le chien, comme le loup, est un prédateur, et par conséquent, il voue à ces races une haine ancestrale.

L’autre soir, nous devisions tranquillement, devant l’âtre, mon âne et moi, nos sabots dirigés vers la flamme pour sécher un peu la boue qui s’y était collée. Tic Tac me dit soudain :

« Voici un anagramme qui porte bien son nom : que sais-tu de l’ENA, mon maître ?

- Fort peu de choses en vérité. Mais je sens que tu as probablement quelque chose derrière la tête. Explique-toi donc.

- Eh bien, mon maître. C’est un sigle. Il signifie : Ecole Nationale d’Administration. C’est une grande école française qui prépare aux plus hautes fonctions de la République. As-tu remarqué que c’est aussi un anagramme ?

- Oui, depuis longtemps. On pourrait presque dire un « âne à quintaux », si tu vois ce que je veux dire… »

Non, il ne voyait pas. Cela ne faisait rire que moi.

Alors, il se prit à me dire le conte qu’une admiratrice lui avait envoyé par internet. Je vous le résume, afin que vous puissiez suivre. J’espère que cette gentille correspondante ne nous en voudra pas de divulguer son histoire.

« Il était une fois un roi qui voulait aller à la pêche.  Il appelle son météorologue et lui demande l'évolution du temps pour les heures à venir.

Celui-ci le rassure en lui affirmant qu'il ne pleuvra pas avant deux ou trois jours.

Le roi, pour complaire à la reine, met ses plus beaux atours et part tranquillement à la pêche puisqu’il n’est pas prévu qu’il pleuve.

 Sur le chemin, il rencontre un paysan monté sur son âne qui, en voyant le roi, dit: "Sire ! Mieux vaut que vous rebroussiez chemin car il va tomber des cordes sous peu !"

 Bien sûr, le roi, qui ne croit pas un seul instant ce paysan, poursuit sa route, se disant : « Comment ce gueux peut-il mieux prévoir le temps que mon météorologue grassement payé qui m'a indiqué le contraire ? Allons... "

 Cependant, quelques instants plus tard, il se met à pleuvoir à torrents !

Le roi rentre enfondu, et la reine se moque de le voir en si piteux état.

Furieux, le roi revient au palais et congédie illico son prévisionniste. Puis il convoque le paysan et lui offre le poste vacant...

Mais le paysan refuse en ces termes :

 "Sire, je ne comprends goutte aux affaires du temps, mais je sais que si les oreilles de mon âne sont baissées cela signifie qu'il va pleuvoir "

 Alors le roi embaucha l'âne...

 C’est ici l’origine, en France, de la coutume qui consiste à recruter des ânes pour les postes de conseillers les mieux payés. À cette époque, il fut donc décidé de créer une école : l'ENA (l’école Nationale des Ânes) et ses diplômés, dont nous pouvons mesurer, tous les jours, les brillantes compétences ... »  

Quand mon baudet eut fini son conte, il me demanda fort sérieusement ce que j’en pensais.

« Mon bon, je vais te dire. Certes, cette fable est une plaisanterie. En vérité, il faut bien penser que de cette école fort sérieuse ne sortent que des gens hautement compétents. Cependant, le populaire a besoin de temps à autre de se gausser de ces hauts fonctionnaires qui oublient facilement, à force de vivre dans les hautes sphères du pouvoir, le simple bon sens, et qui nous prennent si facilement, nous, gens du peuple - excuse-moi l’expression, mon Roudoudou - pour des ânes. Il y aurait alors, en ce sens, un fond de vérité à cette histoire. Je ne la connaissais pas, mon gros nounours, mais elle m’amuse beaucoup, assurément. C’est pour cela que je n’hésiterai pas à la faire partager à nos amie et amis lectrices et lecteurs. »

« Allez, mon Roudoudou. Allons nous coucher ! »

 

Rassurez-vous, Tic Tac ne dort pas dans mon lit, comme une grosse peluche. Il est un peu lourd pour le sommier. Je l’ai raccompagné à sa cabane, sous les étoiles, qui scintillaient plus fort que jamais, dans la froide nuit de l’hiver…



[1] Cf Tome 1