Vendredi 24 janvier 2014

 

Je vous propose un extrait (le début) de ma nouvelle "Anselme" ( à paraître dans les mois à venir) :

 

Silence dans le petit matin frais.

Clapotis des gouttes tombant de la pigouille[1].

L'eau fume blanche. Cette aube mouvante tourne et s'enroule autour des frênes têtards.

Énorme et rouge, le soleil émerge doucement du bleu et du blanc de la brume.

La barque glisse sans bruit sur les lentilles.

Cri d'une poule d'eau. Une grolle[2] croasse et traverse le brouillard d'un vol noir.

Anselme est à l'arrière, debout dans ses bottes.

À la proue, Kiki observe le paysage. Son chien. Un de ceux qu'on a de par chez nous. Pas plus gros qu'un chat, rond comme un boudin blanc avec du jaune et des oreilles cassées.

Anselme plonge la longue perche dans l'eau, vers l'avant du bateau de bois goudronné qui fuit sur son erre. À son niveau, il pèse un peu dans la vase du fond.

Légère pression. À peine si le bateau danse. D'un coup sec, il la décroche du fond et la remonte.

Sous la poussée, les voilà repartis dans l'axe du fossé. Seul le clapotis perce le silence du marais.

Anselme baisse la tête pour éviter les ramures basses. Les feuilles gouttent. Remous. Une tanche, probable.

Anselme promène son regard sur les prairies fumantes qui passent lentement. Des vaches émergent à peine du brouillard.

Anselme aime cette heure matinale. C'est la fin d'été. Pas froid. Les oiseaux chantent. C'est comme dans la cathédrale de Luçon, pense-t-il. Les sons semblent réverbérés sous les immenses voûtes des peupliers.

« Faudra qu'i pense à réparer mes bourolles[3]... »

Il a laissé la barque toucher sous l'écorce grise d'un gros frêne. Il pique sa pigouille contre le bordage, dans le fond vaseux. S'agenouille. Tire une corde cachée dans les joncs de la rive. Un fagot de sarments émerge de l'eau,  ruisselant, dans un petit bruit de cascade. Hop ! Il le bascule dans le fond où stagne un peu d'eau. Des branchages tombent des anguilles.

Cinq, qu'il compte ! La journée commence bien, Anselme ! Il replonge le fagot dans l'eau du fossé. À l'aide d'une vieille chemise déchirée, il se saisit habilement des pibaux[4], et les plonge dans un sac de jute qui dort au fond de la barque, imbibé de l'eau qui court dans le fond.

Anselme s'est redressé. Léger bruit sur sa droite. Une loutre plonge du pré. Gracieuse et souple. Juste entrevue. « Ah ! Ma belle ! Toi aussi tu as faim ! », ricane Anselme tout bas. Kiki l'a vue. Son moignon de queue frétille et il a fait entendre un léger jappement.

Comme un fantôme, il a repris sa glisse dans la brume plus épaisse en approchant de la Croix des Maries.

Bientôt il a rempli son sac de bestioles gluantes qui s'emmêlent comme des serpents. Ce n'est qu'un ramassis de dos d'un vert sombre et de ventres blancs qui grouillent.

De temps en temps, il relève ses bourgnons. Quelques tanches, des perches, des gardons viennent emplir son gardou[5] qui traîne dans l'eau, attaché à l'arrière.



[1]Pigouille : longue perche terminée par une petite fourche, qu'on pousse pour faire avancer la barque

[2]Grolle : corbeau

[3] Bourolle, bourgnon :nasse en ronce ou en osier

[4]Pibau : anguille

[5]Gardou : récipient métallique en maille souple pour garder les poissons pêchés dans l'eau